Une mouche est posée sur la corne d'un bœuf au travail. Une camarade-mouche passe et lui demande ce qu'elle fait là. « Nous labourons » répond-elle fièrement.
Cette histoire invite les chercheurs à la modestie devant l'immense labeur de l'humanité pour se nourrir, et donne son titre au livre qui vient de paraître, contenant les actes du colloque « Techniques de travail de la terre » qui s'est tenu à Nantes, Nozay et Châteaubriant du 25 au 28 octobre 2006.
400 pages : un lourd pavé qui se lit avec un grand intérêt et qui analyse une activité humaine si banale que nul n'a pensé à l'étudier : le travail du sol et les instruments nécessaires.
L'origine de ce travail est multiple. Il y eut d'abord le collectage fait par Joseph Chevalier : des machines agricoles à retaper pour les envoyer au Nicaragua. Ce fut l'occasion de redécouvrir un patrimoine d'outils anciens dont des spécimens sont conservés à La Mulnais, près de Treffieux. Hervé Camus en a retracé l'histoire et l'importance.
Il y eut ensuite l'intérêt porté par Elisabeth Loir-Mongazon, conservatrice du Patrimoine au Conseil Général, qui a débouché sur l'exposition « des charrues et des hommes » créant une dynamique dont on peut voir encore les traces avec les belles charrues exposées à St Vincent des Landes.
Cierge ou couleuvre ?
Le colloque d'octobre 2006 a rassemblé des praticiens et des théoriciens de France, d'Irlande, de Slovénie et du Portugal. Thème unique : qu'est-ce que labourer ? On croit savoir … et on découvre qu'il y a trois sortes de labours utilisés successivement, avec de nombreuses expressions par exemple : jachérer, tiercer, labourer à blé…. qui donnent à la terre quatre états successifs : la jachère, la terre ensemencée, les chaumes et les pâtis.
Parler des labours nécessite des mots aux sens très différents. Une araire n'est pas une charrue. Une araire creuse une raie, mais pas un sillon. Le versoir d'une charrue est appelé oreille au nord de Paris, épaulard ailleurs. La coiffure est un versoir en bois. Le têtard ici, s'appelle essieu ailleurs ou forciau, violon ou chameau ! Le labour des petits champs triangulaires se faisait en queue d'hirondelle, en culotte refendue ou en patte d'oie. La qualité visuelle d'un bon labour faisait dire : « Certains labouraient droit, c'était comme un cierge, et d'autres c'était comme une couleuvre ».
Tourne-oreilles
Araire, houe, traction humaine, traction animale : le colloque décrit les pratiques de l'Egypte ancienne, évoque « les araires tourne-oreille » de l'époque gallo-romaine et les charrues du Moyen-Age, les charrues à rouelles du XIXe siècle, les brabants et les brabanettes, les bisocs, trisocs. Une riche iconographie en couleur est disponible sur un CD-rom vendu avec le livre.
Si les outils sont différents (et souvent adaptés au type de culture), les pratiques sont différentes aussi : le plombage en Bretagne (dans le Bas-Léon), le détouré en Morbihan, le labour en raies et sillons, le labour à plat, le labour en planches. Les labours des « menus grains » différent de ceux des « gros grains ».
Le colloque s'est intéressé aux pratiques culturales d'Irlande, de Slovénie et du Portugal, de l'Ethiopie, du Cameroun, du Pérou et de Bolivie. Dans certaines régions d'Asie le labourage se fait sans autre instrument que le piétinage des animaux. On peut voir la même technique dans certaines régions de Madagascar.
Sillons
Le livre « Nous labourons » induit toute une réflexion sur les pratiques agricoles. Par exemple : pourquoi labourer en sillons ? Pour accumuler une plus grande quantité de terre fertile autour des racines des plantes - Pour économiser l'énergie de l'homme : lors des binages on n'a pas à travailler toute la terre ! - Pour limiter la fatigue : le travail sur les sillons et moins fatigant que sur un terrain plat - Pour combiner les techniques manuelles et le travail avec des attelages, etc.
Amoureuse
Au delà des anecdotes linguistiques qui manifestent l'importance et l'universalité du labour, le colloque s'est intéressé à l'influence du type de labour sur les politiques de développement. Labourer, disait Roland Drouard, « c'est amenuiser la terre pour la rendre amoureuse de la graine qu'on va y mettre » .
« Le labour est l'instrument de l'occupation de l'espace agricole » dit Henri Baron. Il est soit l'instrument de l'expansion, soit celui de la libération du paysan. Il peut devenir celui de la domination. Il en découle une question basique, un choix de société : que fait-on du progrès ? « On peut faire le choix soit de favoriser les emplois soit celui, individuel, de l'agrandissement continu que permet la mécanisation ». Henri Baron cite des techniques modernes avec lesquelles il est possible de labourer 150 hectares en une seule journée … ce qui suppose des fermes de 1000 hectares et la disparition de nombreux emplois agricoles. Où va-t-on ?
Franck Chevallier, agriculteur en Haute-Marne, évoque l'évolution de sa ferme du temps de son père et de son grand-père et réfléchit à notre rapport à la nature. « Nous avons toujours une approche guerrière, nous éliminons les mauvaises herbes, tuons les insectes ravageurs et champignons indésirables (…) Une autre démarche consiste à coopérer avec la nature. (…) Influer sans perturber »
D'où les réflexions sur les tendances contemporaines, par exemple le non-labour. « Mais on ne peut changer la technique de travail du sol sans revoir les variétés, la rotation de cultures, les dates de semis. Le jeu de la vie est si complexe qu'il ne peut être mis en équation ».
C'est que « le labour remplit plusieurs fonctions-clés : l'enfouissement des résidus de culture et des effluents d'élevage, la création de porosité et, dans certains cas, le stockage de l'eau. La suppression du labour nécessite de trouver des moyens alternatifs pour remplir ces fonctions ». Cela nécessite aussi une réflexion sur les « plantes de couverture » et sur leur rôle : protection du sol et lutte contre le ruissellement, accroissement de la bio-diversité, stockage du carbone, etc. Sans oublier le contrôle des adventices (qu'on dit aussi mauvaises herbes) : usage d'herbicides, ou non ?
Energie limitée
L'agriculteur a donc un rôle important à jouer sur la planète. « Nous allons devoir réapprendre à produire avec des ressources en énergie limitées (…) ce qui va nous conduire à prêter attention aux techniques économes en énergie, à la traction animale par exemple » disent René Bourrigaux et François Sigaud.
Finalement « on ne peut séparer l'histoire des techniques de l'histoire sociale, de l'histoire économique, de l'histoire tout court. Les techniques ont des liens avec les modèles de développement ».
Chaque citoyen est concerné par l'avenir de l'humanité qui se joue en grande partie sur les questions agricoles et alimentaires !
Nous labourons - livre et CD à se procurer auprès de « Littéral » - 02 51 98 33 34 - contact [at] litteral-diffusion.com
Production : centre d'histoire du travail - 2 bis bd Léon Bureau - 44200 Nantes - cht.nantes [at] wanadoo.fr