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- Chronique -
Laïcité française et communautarisme breton
On pourrait caractériser la dimension démocratique d'un pays par la conception qu'il se fait de son domaine public. En France, l'approche a peu évolué depuis le siècle des Lumières. Elle s'est cristallisée dans le concept de laïcité
Par Jean-Pierre Le Mat pour ABP le 13/04/13 15:13

Laïcité française et communautarisme breton

Dans ma précédente chronique (voir le site) , nous avancions sur les traces d'Hannah Arendt. J'évoquais l'évolution du domaine public, entre la « Polis » athénienne de l'antiquité et la société civile d'aujourd'hui, en passant par le monde du travail.

On pourrait caractériser la dimension démocratique d'un pays par la conception qu'il se fait de son domaine public. En France, l'approche a peu évolué depuis le siècle des Lumières. Elle s'est cristallisée dans le concept de laïcité, qui trace une frontière nette entre sphère publique et sphère privée. A l'image de la démocratie grecque, elle établit le droit pour tout citoyen d'intervenir dans le domaine politique. C'était un progrès par rapport à l'Ancien régime. Il s'agit là, néanmoins, d'une conception pré-moderne du domaine public.

Au XIXe siècle, le développement du capitalisme a conduit à réexaminer ce qu'était la sphère publique. Cette sphère, qui ne contenait que le "politique", s'est élargie au "social". Avec la révolution industrielle, le monde du travail est sorti du domaine privé pour pénétrer le domaine public. Cette extension a été théorisée et accompagnée par des penseurs allemands comme Hegel ou Marx.

Les Français ont très peu contribué à cette réflexion. Les "progressistes" des XIXe et XXe siècles se sont souvent contentés de considérer le socialisme comme un enfant de la Révolution de 1789. Malgré les analyses sévères de Marx sur la révolution bourgeoise, les clivages sociaux ont été ramenés à des clivages politiques. En France, aujourd'hui encore, on imagine que le chômage ou les inégalités sociales dépendent d'abord des décisions du gouvernement. La croyance religieuse, la fortune matérielle ou les acquis culturels, qui modèlent les échanges sociaux sans faire partie du domaine politique, sont refoulés dans la sphère privée.

Et nous autres, Bretons, où en sommes-nous, dans cette histoire ? Quelques uns de nos bourgeois ont participé à la Révolution française. Mais, du fait de notre langue étrangère, nous étions plutôt en dehors. Au siècle suivant, du fait de notre économie de subsistance, nous avons très peu participé à la révolution industrielle. Nous avons raté deux modernités successives. Nous sommes vraiment des ploucs !…

Notre sphère publique en est, jusqu'à aujourd'hui, restée vague. Nous suivons ce qui se fait ailleurs en Europe, en moins bien. Quand nous imaginons une république bretonne, nous manquons de recul et nos références sont celles des états-nations voisins. Nous ne sommes pas très bons non plus pour exprimer les guerres sociales, les haines ouvrières ou les arrogances patronales. Nous restons à l'aise dans les vieilles solidarités claniques, alors que la révolution de 1789 les avait remplacées par des solidarités administratives et la révolution industrielle par des solidarités de classe.

Heureusement pour nous, l'histoire n'est pas achevée... Depuis quelques années, nous vivons une troisième révolution, qui est à la fois technologique et culturelle. La première révolution était centrée sur Paris. La violence de la seconde était sensible en Grande-Bretagne. La révolution actuelle est mondiale. Cette fois-ci, nous y participons.

Partout, la sphère publique en est ébranlée et cherche à se recomposer. Le domaine politique, sous le coup des empilements administratifs, de l'appauvrissement de l'état-nation et de la corruption, se complexifie et se défait à la fois. Le domaine socio-économique, sous le coup de la globalisation, tourbillonne et devient incontrôlable.

Avec cette troisième révolution, un nouveau domaine public est apparu. C'est la société civile, ou la société réelle, comme on veut. C'est l'auto-organisation de la société, en dehors du cadre étatique et du cadre marchand. L'auto-organisation collective s'appuie sur des technologies qui permettent de court-circuiter les institutions politiques ou économiques traditionnelles. Elle passe par les associations, les communautés virtuelles, les bourses d'échanges, les monnaies complémentaires, les circuits courts. La nouvelle révolution dépasse les solidarités administratives et les solidarités de classe pour aboutir à des solidarités communautaires. Le futur, qui semblait s'être détourné de la Bretagne, nous adresse maintenant un mystérieux sourire.

Dis donc, Jean Pierre Le Mat, tu veux nous entraîner dans le communautarisme ?

A vrai dire, je ne fais que constater l'émergence de communautés non administratives et non marchandes. L'identité publique n'est plus obligatoirement celle qui est octroyée par un État ou par une classe sociale. C'est celle qui a été choisie par l'individu lui-même sur des critères qui jusque-là étaient considérées comme faisant partie de la sphère privée : la culture de référence, la religion, la langue, les affinités électives, la vision du futur.

Jusqu'à présent, seules les identités administratives étaient admises dans l'espace public. Les identités choisies y sont de plus en plus présentes à travers les ONG, les think-tanks, les réseaux culturels, les associations, les religions, les groupes d'amis sur internet, les suiveurs de tweets, les signataires de pétitions. Les nouvelles Constitutions, comme celle de la Bolivie, consacrent ce nouveau droit humain à l'identité (voir le site)

Nous avons encore du chemin à faire. La France monolingue accuse la Bretagne multilingue de repli identitaire. Elle inscrit ce paradoxe dans ses livres scolaires (voir l'illustration), et demande aux salariés de son Education Nationale de l'imprimer dans le cerveau de nos enfants.

Ce que je constate aussi, c'est que la Bretagne, qui avait conservé les solidarités communautaires de type clanique, est devenue naturellement une communauté reconnue du nouveau monde. Elle fait partie, à la fois réellement et virtuellement, du village global. Cette communauté se reconnaît par des insignes, comme la petite bigoudène "A l'aise Breizh". Celle-ci n'est pas le fruit du politique. Elle est née dans l'espace économique, un espace public ouvert par la seconde révolution. Dans le nouveau monde, la France est à la peine. Elle n'arrive pas à être autre chose qu'une entité administrative. Imagine-t'on d'apposer sur sa voiture un autocollant "En transe, France !", délivré par le Ministère de l'Intérieur, et représentant un ancien combattant ou un retraité en charentaises ? Trop la honte !

Le terme de communautariste est pour l'instant une insulte et un épouvantail, comme le fut celui de sans-culotte lors de la première révolution et celui de communiste lors de la seconde. Elle nous met dans le même sac que les islamistes, les juifs orthodoxes, les éleveurs de chèvres du Larzac, les gays, les hackers et tous les groupes de frappadingues en quête de nouveaux rapports sociaux.

Ce n'est pas sympa. Ce n'est pas agréable. Mais la partie ne fait que commencer… et le jeu est devenu mondial. Les nouveaux domaines publics se dessinent. Laissons la France nous accuser d'être une communauté. Elle renonce, par là même, à en être une.

Nous avons raté les deux premières révolutions. A elle de rater la troisième.

Jean Pierre LE MAT

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