La pensée binaire fait partie de la culture française. Ceux qui ne sont pas de gauche sont forcément de droite. Autrefois, ceux qui n’étaient pas catholiques étaient forcément protestants. Il paraît que cette pensée dichotomique est héritée du dualisme entre le bien d’un côté, le mal de l’autre. Il paraît aussi que la pensée païenne serait fondée sur des triades, sur une diversité de dieux et de concepts. Mais ce n’est pas mon sujet.
La loi de 1905 de séparation des églises et de l’État est fêtée comme une victoire par les anticléricaux. Les plus obtus se regroupent dans la Libre-Pensée et se donnent une mission de flicage des populations arriérées. L’État policier remplace la religion policière. D'autres ne se satisfont pas du légalisme laïque et théorisent une dichotomie plus large qu’entre l’État et la religion : c’est la séparation entre sphère publique et sphère privée.
Cette construction idéologique s’inscrit dans la continuité des penseurs français des Lumières. Elle fait l’impasse sur les penseurs étrangers comme Ricardo et Marx qui, dès le XIXe siècle, insistent sur la dimension sociale du travail et du capital. Au XXe siècle, les Bolcheviks russes rejettent, eux aussi, la distinction entre public et privé, qu’ils voient comme un fondement de la société bourgeoise.
Il est des Lumières qui nous renvoient à la bougie plutôt qu’au faisceau laser.
Je fais l’hypothèse d’une alternative aux deux sphères de la laïcité. Je la construis sur trois sphères imbriquées. Cette approche nous permettra d’intégrer les problématiques du travail, du capital, de l’écologie, et d’autres encore.
La sphère privée est celle de l’individu et de la famille. Ce n’est pas le lieu de la démocratie ou de l’égalité, comme l’a fait remarquer Hannah Arendt dans son livre "Condition de l’homme moderne". En revanche, c’est le lieu de la conscience, dans les deux sens du terme.
Conscience de ce que nous sommes, de ce que sont les autres, conscience du monde qui nous entoure. C’est dans la sphère privée que réside la capacité à distinguer, à différencier, à prendre conscience.
La sphère privée est aussi le lieu de la conscience morale. Conscience de ce que l’on doit à nous-mêmes, ce que l’on doit aux autres, ce que l’on doit au monde qui nous entoure. C’est dans la sphère privée que réside la capacité à juger et agir selon sa conscience.
La sphère publique est celle des institutions qui accordent des droits égaux à tous leurs administrés. Elles établissent des lois qui s’appliquent à tous.
La nation est différente de l’État, la communauté est différente de l'institution. La troisième sphère que je propose est la sphère communautaire. C’est ici, et non dans la sphère privée ou dans la sphère publique, qu’il faut placer les cultures et les religions.
La sphère publique est celle de l’égalité des droits, de la non-discrimination. La sphère communautaire est l’espace où s’opèrent des sélections, qui sont indispensables pour équilibrer sphère publique et sphère privée. Une prédominance de la sphère publique mène à l’uniformisation dictatoriale. La dictature devient totalitarisme quand la sphère publique nie l’existence de la sphère privée. A l’inverse, quand la sphère privée se veut prédominante, la société est une jungle. L’homme devient un loup pour l’homme.
La sphère communautaire permet d’introduire l’équilibre et l’hétérogénéité. La diversité culturelle, que la laïcité rejette dans la sphère privée, rééquilibre les rapports sociaux. Elle fait de l’obéissance aux institutions publiques un conformisme, non un impératif. Elle introduit d’autre part la relativité et la tolérance dans la sphère privée.
A chaque sphère correspond un angle de vision.
Aux institutions, qui gouvernent la sphère publique, correspond l’autorité familiale dans la sphère privée, le dynamisme associatif dans la sphère communautaire.
A la raison, qui sert de guide dans la sphère publique, correspond le sentiment dans la sphère privée et les croyances dans la sphère communautaire.
Au civisme, qui anoblit la sphère publique, correspond la conscience dans la sphère privée et les solidarités dans la sphère communautaire.
La triple sphère permet d’éclaircir certains débats. Prenons l’exemple de l’immigration. Dans la sphère publique, elle est abordée sous forme de chiffres, de conséquences politiques et économiques, de raison d’État. Dans la sphère privée, elle est abordée par le sentiment : sentiment d’insécurité d’une part, conscience de devoirs personnels de secours d’autre part. La sphère communautaire interroge sur la capacité d’un peuple à accueillir et à intégrer les éléments allogènes sans se renier.
Les éléments les plus importants des sociétés modernes se situent à l’intersection des trois sphères.
L’éducation est revendiquée à la fois par les parents, par l’État et par les communautés. Le père et la mère doivent protection et éducation à leurs enfants. Leur enlever ce droit, au nom d’une institution, d’une utopie sociale, d’une norme, d’une religion officielle est marqueur de dictature. Toutefois, l’État possède les moyens d’instruire les enfants. Il lui enseigne aussi ses droits et ses devoirs envers la société. Il est donc logique qu’il intervienne dans l’éducation. Les communautés auxquelles l’enfant appartient lui insufflent une raison de vivre et d’acquérir une éducation.
Le travail et le capital, relégués par la laïcité traditionnelle dans la sphère privée, sont des éléments centraux de la vie en société. Le travail permet de subvenir aux besoins d’un individu ou d’une famille. La sphère publique se donne néanmoins un droit de contrôle, par la législation du travail.
Le capital peut être un patrimoine personnel. Le "public", qui y voit un moyen de créer des richesses collectives, le pilote par la législation fiscale.
Le monde du travail fonctionne par cooptation réciproque. Le salarié postule, l’entreprise embauche. Le travail obligatoire est la négation d’une liberté fondamentale. Un travail égal pour tous est impossible. L’entreprise fait partie à la fois du domaine public et du domaine privé, mais elle est d’abord une communauté. La sphère communautaire donne un sens et une valeur, à la fois au travail et au capital.
La préservation des espaces naturels et des ressources appartient aussi aux trois sphères. Le souci écologique dans la gestion du patrimoine personnel appartient à la sphère privée. Les mesures contre le réchauffement climatique dépendent de décisions prises dans la sphère publique. La protection d’un écosystème dépend, concrètement, de la culture et du comportement de la communauté qui vit dans cet écosystème.
Les Français croient en l’État-nation, métissage chimérique entre l’institution et la communauté, entre ce qui est mécanique et ce qui est vivant. La conception laïque des deux sphères est le reflet de cette confusion.