Jean-Pierre Le Mat qui publie de remarquables chroniques et points de vue sur l'Agence Bretagne Presse est un homme aux mutiples talents, dont l'un des moindres n'est pas la profondeur de la réflexion, servie par une jolie plume qu'il a mise au service du Collectif « Vivre, décider et travailler en Bretagne », qui anime, depuis un an, le mouvement multiforme des Bonnets rouges.
Elle tient compte du relativisme des études historiques dans chaque nation, qui, malgré la pieuse remarque de Fénelon, ( « le bon historien n'est d'aucun temps, ni d'aucun pays » ) restent teintées de subjectivité. Les États-Nations, et la République française, incroyablement plus que tous les autres (merci, Napoléon !), ont les moyens de contrôler l'éducation et, donc, la production universitaire ( voir notre article ). Avant cet outil de lavage de cerveau, le point de vue breton avait été réprimé, puisque trois historiens, D'Argentré, Dom Lobineau et Dom Morice ont été empêchés de publier ou censurés avant publication. Au passage, il réfute l'assertion superficielle de Jean-Yves Guiomar, qui fait de La Borderie, un simple continuateur des des deux moines bénédictins, qui étaient loin d'avoir une vision aussi large, bien que maintenant dépassée.
Cet essai mérite une étude à part entière, mais, une citation résume une partie de la pensée de l'auteur : « ...des milliers de flèches furent décochées au nom de la nation bretonne...Le dernier coup de fusil a-t'il été tiré ? Personne n'y croit, surtout depuis l'aventure de Breiz Atao et l'agitation indépendantiste de la fin du XXe siècle. L'Histoire nationale bretonne existe et n'est pas achevée ». Pour Jean-Pierre Le Mat, toutes les nations sont mortelles et certaines sont « insuffisantes » comme la bretonne, l'irlandaise et la danoise (!?). Cela est à rapprocher du concept de nation invisible appliqué à la Bretagne par Sharif Gemie ( voir notre article ).
Le nationalisme d'une nation insuffisante doit puiser des ressources dans la « mosaïque » du monde, en opposition au nationalisme identitaire qui est replié sur lui-même, car la mosaïque peut admettre des variations et se jouer des limites entre sphère publique et sphère privée..
Les Bretons doivent pallier les insuffisances de leur système national en puisant à l'extérieur ce qui leur manque et, pas, selon Le Mat, en singeant les devoirs de mémoire et le « citoyennisme » factices des néo-jacobins.
Jean-Pierre Le Mat n'a pas écrit une Histoire du peuple breton, mais, celle de la nation bretonne, si bien qu'il fait une description minimale de la société, qui était plus présente dans l'ouvrage d'Henri Poisson, lequel, bien éloigné de l'esprit des Annales , faisait la part belle à l'événementiel et aux jeux des puissants.
Ce sont bien ces derniers, mais, vus à l'échelle européenne et mondiale, dont parle Jean-Pierre Le Mat, qui a lu les écrits du docteur Louis Mélennec ( voir notre article ), lequel a mis au jour des actes juridiques peu connus sur les rapports entre la Bretagne et la France à l'époque médiévale et moderne. On est loin de l'approche geignarde des études françaises dans lesquels on voit des rois forcément vertueux opposés à de « grands féodaux » forcément méchants. Les anti-régionalistes continuent d'agiter cet épouvantail.
Sur l'Empire romain en déclin, il remarque que Dioclétien a quadruplé les impôts, embauché des fonctionnaires en masse et fait une réforme territoriale. Ruinée, la classe moyenne se tourne vers les aventuriers et les peuples dissidents, ce dont les Bretons profiteront. Vivons-nous un bégaiement de l'Histoire ?
Plus loin, on voit que c'est quand les ducs de Bretagne ont été parents du roi de France, voire serviteurs proches, qu'ils ont pu marquer la distance la plus grande vis-à-vis de leur suzerain, refusant de leur prêter l'hommage-lige et s'alliant même au roi d'Angleterre, ce qui leur rapportait d'immenses terres et les rendaient très riches.
La Bretagne était, alors, reconnue comme une principauté (le mot figure dans le contrat de mariage de Claude de France avec François Ier, en 1514) et avait le droit de conclure des traités internationaux en toute indépendance, ce dont elle se se priva pas.
L'auteur rappelle que, jusqu'en 1532, l'union entre la Bretagne et la France n'était que politique, comme celle entre les Îles anglo-normandes et la Grande-Bretagne, et que le but de François Ier était d'en faire une union juridique, s'étant fait illégalement remettre le duché par son épouse.
Malheureusement, Jean-Pierre Le Mat conserve parfois l'expression un peu datée de « traité de 1532 », car, se croyant duc (il n'était, au mieux, que le « baillistre » de sa femme), le Roi ne voulait pas conclure un traité en bonne et due forme. Des guillemets seraient possibles, si l'on considère que les États de Bretagne conservaient une fraction de la souveraineté bretonne (l'autre étant virtuellement dans les mains de l'héritière légitime, Renée de Ferrare), mais, l'Acte d'Union, obtenu avec force pots-de-vin, est un édit unilatéral de François Ier accédant à une requête des États et garantissant la conservation perpétuelle des pratiques constitutionnelles du duché.
Cinquante ans plus tard, une grande partie des ligueurs bretons qui s'opposaient au futur Henri IV mettaient en doute la légitimité de l'Union, parmi lesquels, Georges d'Aradon, évêque de Vannes, et Guy Éder de la Fontenelle, guerrier sans pitié et aux méthodes cruelles qui n'ont pas été pas le vrai motif de son exécution par le supplice de la roue.
Si les périodes anciennes sont survolées de manière brillante, Jean-Pierre Le Mat est plus précis sur les questions économiques, qui expliquent les grandes évolutions de la société bretonne.
Quand Colbert détruit l'économie exportatrice de la Bretagne ( voir notre article ), les États de Bretagne font différer une partie des ordonnances contre de l'argent, mais les impôts du rachat et autres « dons gratuits » sont payés par les classes non privilégiées, qui se tourneront vers les idées révolutionnaires. La monarchie absolue a gagné de l'argent pour ses guerres, ruiné la Bretagne, mais s'est tiré une balle dans le pied, puisque Rennes verra des combats de rue entre les habitants en mai 1789 ( voir notre article ).
Les historiens français, le nez dans le guidon, caricaturent la révolte générale de la Bretagne en 1675, en simple jacquerie paysanne. Le « Code paysan » n'a rien de paysan et il faut lui redonner l'un de ses noms attestés, «Pezh zo vat », ce qui est traduisible, de manière ample, par « L'état social juste ». Demandez-vous pourquoi les rédacteurs du premier texte social qui annonçait la Révolution, ne sont pas célébrés en France. Cela a-t'il à voir avec le fait qu'ils invoquaient « la liberté armorique » ? Louis XIV ayant ordonné la destruction des archives, tous les autres écrits « subversifs », qui mentionnaient la Bretagne, ont été brûlés.
Pour Jean-Pierre Le Mat, l'affaire de l'« Acte d'Union pour la défense des libertés de la Province » qui amène à la conjuration de Pontcallec (1717-1720) reste marquée par le nationalisme breton antique. Bien qu'en 1774, les États de Bretagne se soient proclamés « Assemblée nationale », le ressort de l'indépendance à la mode ducale est cassé et il faudra attendre 1911 pour que le nationalisme moderne apparaisse, tandis que le XIXe siècle est une période pendant laquelle l'Histoire de Bretagne, vue d'un point de vue breton non soumis, est celle de sa culture (Histoire, ethnologie, langue).
À la Conférence de la Paix de 1918, le marquis de l'Estourbeillon, tête de gondole du régionalisme, invoqua « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » dans une pétition de 800 personnalités, parmi lesquelles le maréchal Foch, afin que la Bretagne puisse parler dans les conférences internationales. Le mépris dont elle fit l'objet (« Vous êtes deux fois Français » du fait des pertes de guerre) » n'aida pas à refroidir l'ardeur des séparatistes.
Jean-Pierre Le Mat indique qu'à la veille de la guerre de 39-45, les Debauvais et Mordrelle n'avaient pas stratégie autre que celle de s'insinuer dans un pouvoir allemand, lequel fût étonné de l'acceptation facile et rapide de la défaite par les Français. Le PNB des frères Delaporte voulut s'en tenir à une sorte de neutralité inactive, mais le retour des autorités françaises eut des conséquences néfastes, puisque même les acteurs de la culture bretonne furent inquiétés et stigmatisés.
Après avoir traité du Célib, des révoltes paysannes de 1961 et du « revival » politique et culturel des années 60 et 70, l'auteur mentionne la création de Rodéo, des entreprises régionales financées par des Bretons ( voir notre article ), et le mouvement des Bonnets rouges de 2013-2014, dont il continue, alors qu'il en est un des acteurs, à dire qu'il est difficile d'en prévoir les conséquences, mais, le lien avec 1675 et une décision économique parisienne qui aurait pu détruire l'économie bretonne est clair.
Il en tire cette conclusion provisoire : « La solidarité bretonne fait irruption dans l'espace public, ce qui ne correspond pas aux valeurs républicaines et laïques qui avaient confiné les identités régionales à la sphère privée... L'histoire de la Bretagne rebondit. La réorganisation de la France et de l'Europe partira-t'elle d'une péninsule d'extrême-occident ? L'avenir le dira ».
On ne peut que recommander la lecture de ce livre stimulant, tant pour sa partie historique au ton nouveau que pour la réflexion politique qui la suit.
Annexes : Cartes des frontières de la France à travers les âges, À propos de la langue bretonne (Evi Bargain), Les Nations insuffisantes (postface de l'auteur), L'hymne breton, Emblèmes et symboles, Aparté de l'éditeur (Yoran Delacour).
Christian Rogel