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- Reportage -
Club du Siècle, le pouvoir au bout de la fourchette
A l'heure où, partout dans le monde, la Presse connaît des difficultés, certains quotidiens continuent, en France, à afficher des tarifs hors-norme. Lisez plutôt: 25 euros le numéro (dollarsCAN 33,5),
Par F. Lécuyer pour ABP le 9/04/11 22:22

A l'heure où, partout dans le monde, la Presse connaît des difficultés, certains quotidiens continuent, en France, à afficher des tarifs hors-norme. Lisez plutôt: 25 euros le numéro (dollarsCAN 33,5), 4650 euros (£dollarsCAN 6149) d'abonnement à l'année et tout cela pour une poignée de titres maquettés comme des journaux bulgares de la grande époque. Mais quel est donc le secret de cette florissante presse de l'ombre ? Et qu'elle surprenante organisation cache-t-elle ?

Quatre journaux constituent ce club, très élitiste. Quatre journaux livrés par porteur spécial tous les matins à une poignée d'heureux privilégiés. Question tirage, les «performances» tiennent ici quasiment des normes de fanzine: 1100 ex. pour le titre phare. Et pourtant ces journaux, qui appartiennent tous à la même société, la SGP (Société Générale de Presse) existent depuis... 1944 et traversent toutes les crises en se moquant de la concurrence comme de leurs premières rotatives. Quatre journaux donc, le Bulletin Quotidien (BQ) spécialisé dans la politique et la marche du monde en général, la Correspondance Economique, la Correspondance de la Presse et la Correspondance de la Publicité auquels s'ajoutent deux hebdomadaires, le Bilan Hebdomadaire (BH) et le Documents et Informations Parlementaires (DIP). Particularité de ces publications aux noms si peu sexy, le lecteur privilégié y trouvera tout simplement l'information exclusive que le manant lira deux mois plus tard dans sa gazette quotidienne, même la mieux informée ! L'attentif connaisseur y lira également des informations apparemment anodines mais qui donneront les orientations majeures des mois ou des années à venir en ce qui concerne le monde politique, diplomatique, parlementaire, publicitaire ou médiatique. D'ailleurs pour être bien sûr qu'un étourdi ne passe pas à côté du scoop de l'année, les informations majeures sont tout bonnement soulignées par la rédaction. Esprit pédagogique. En même temps pour le prix, un petit coup de règle n'est pas de trop. Et puis cela peut permettre de faire passer des messages au lectorat. Celui-ci découvre donc chaque matin une mine de renseignements triés sur le volet, qui sera ambassadeur dans telle ou telle contrée sensible, qu'elle est la teneur exacte de l'échange survenu à tel ou tel sommet européen entre ministres de l'Economie, qu'elle est la nouvelle promotion en matière d'inspecteurs des finances, comment s'est constitué le capital de tel ou tel nouvel organe de presse, etc...

Miam-miam bling bling

Pour savoir où est-ce que les journalistes de la SGP glanent de si précieuses informations il n'y a qu'à jeter un coup oeil sur l'adresse de l'éditeur, 13 avenue de l'Opéra 75039 Paris. Adresse prestigieuse du centre chic de la capitale française qui a la particularité d'abriter derrière une lourde porte en bois sans aucune plaque ni écriteau particulier, outre la SGP, un club privé sans concurrent aucun sur la place de Paris : le Club du Siècle. Fondé en 1944 par Georges Bérard-Quélin, un ancien collaborateur du régime de Vichy ayant obtenu in-extremis son brevet de résistant et par ailleurs fondateur de la...SGP dirigé aujourd'hui par sa fille, le Club du Siècle compte 580 membres, une centaine d'invités piaffant parfois depuis des années et un halo de mystère savamment entretenu mais qui se déchire depuis quelques temps.

Bien entendu aucune faute de goût n'est permise pour être membre du «Siècle» : soit vous avez du pouvoir, soit vous avez de la conversation. Les seuls rustauds acceptés dans le cercle sont ceux qui servent les petits fours chaque dernier mercredi du mois à la cantine du club c'est à dire l'Automobile-Club de France sis Hôtel de Crillon, un des plus prestigieux palace au monde. Les convives sont simples à identifier, l'ensemble du gouvernement français, l'ensemble des leaders du monde politique (de droite ou de gauche), l'ensemble des patrons du CAC-40 (le S&P/TSX60 français), l'ensemble des patrons des rédactions parisiennes de presse écrite, télévisée et radiophonique ainsi que les principaux hauts-fonctionnaires de l'Etat français. A cela s'ajoutent quelques cautions culturelles de haut-vol (directeur de l'opéra de Paris, ...) histoire de meubler les conversations de tablées soigneusement préparées par les caciques du Club. Bien entendu aucune starlette, ni sportif ni nouvelle star de la télé-réalité ne peux espérer y entrer, la condition sine qua non étant d'avoir du pouvoir et ce avec un grand P, les quelques intellos admis sont priés d'avoir le papotage intéressant et de ne point jurer avec le mobilier. Car le but de ce club est simple, se faire rencontrer les grands de la République pour décider des grandes orientations à venir. Aucune vague visée d'amélioration de la condition du genre humain genre Franc-maçonnerie ou de levée de fonds pour les petits enfants de l'Afrique lointaine comme au Rotary ou au Lion's Club. Le but du «Siècle» est plus trivial : le pouvoir et l'argent.

Copinage en sous-main

Echanges de cartes de visite, tractations, premières approches, conclusions de marchés ou d'accords politiques, le Siècle sert à tout et surtout à ça. Une précieuse utilité savamment entretenue par la caractéristique principale du club, sa stricte neutralité politique. On y ripaille entre gens du monde mais surtout pas entre membres de la même famille de pensée. L'organisation des plans de table demande des nuits de préparation et un commissaire de table veille au bon déroulement des conversations. Le moindre dérapage vous renvoie parmi la populace en un tour de lèchefrite. Mais la bonne nouvelle est que même les damnés de la terre peuvent manger à la même table que les patrons du CAC-40. En effet, parmi les bambocheurs un nom interpelle: Jean-Christophe Le Duigou (voir portrait), éminence grise de Bernard Thibault, le patron de la CGT (1) JCLD ne cessa pas ses agapes durant le récent conflit sur la réforme des retraites dont il fut un temps le responsable officiel au sein du syndicat. Bien au contraire car même si Eric Aubin est actuellement la personne en charge du dossier à la Centrale de Montreuil, certaines mauvaises langues voient toujours en Le Duigou le responsable officieux chargé des négociations entre la poire et le fromage avec le gouvernement et le MEDEF (2), notamment lors des fameux dîners du Siècle. Mais Jean-Christophe Le Duigou n'est pas le seul syndicaliste à avoir table ouverte au Siècle, le club ne vient d'ailleurs-t-il pas de nommer Nicole Nothat, ancienne secrétaire générale de la CFDT (3), comme présidente, prenant ainsi la place de Denis Kessler (4), ancien vice-président du MEDEF et hérault du libéralisme survitaminé.

Discrets journalistes

Mais pourquoi le citoyen Turlupin n'a t-il jamais entendu parler de ce Club, notamment dans les officiels contre-pouvoirs que sont Libération, Le Monde ou Le Canard Enchaîné ? Sûrement parce que Jean-Marie Colombani, Serge July, Laurent Joffrin, Alain Dumahel (5) vont tous faire bombance chaque mois à l'Automobile Club, en toute indépendance bien entendu. Outre le buzz qui secoue le monde politico-économiquo-médiatique en ce moment dû notamment au film «Fin de Concession» du réalisateur Pierre Carles et à la première manifestation (une dizaine de personnes) organisée devant un des dîners du Siècle depuis sa création, il est rarissime de lire quelque article que ce soit concernant le Club dans la grande presse. L'arrivée d'internet a bouleversé cette remarquable pudeur ce qui n'est pas sans inquiéter les tauliers des lieux. Saura-t-on un jour ce qui se dit au Siècle notamment lors des fameux apéritifs d'entrée de soirée où les contacts et conversations informelles sont plus aisées ? Il apparaît difficile pour un journaliste de se risquer à un tel débalage s'il veut continuer à cotoyer les grands de ce petit monde. D'autant plus que les commissaires du Siècle ne badinent pas avec le standing : vous perdez votre parcelle de pouvoir, votre influence sur la Société ? Vous pouvez aller directement au bistrot d'en face. Vous passez la barre des 65 ans ? Vous êtes automatiquement dehors. Pas d'explications, un folklore de boules blanches et noires (6) décide de votre sort si vous avez la chance d'avoir été coopté par au moins deux membres dont l'un au moins est membre du Conseil d'administration.

Avatar des «200 familles» (7) ou fantasme du mélange des genres et des élites, le «Club du Siècle» illustre tout de même la coupure entre deux mondes, celui «d'en bas» et celui «d'en haut, tout en haut» , qui s'opposent de plus en plus et pas seulement pour choisir à quelle sauce l'un va manger l'autre.

Fabien Lécuyer

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Jean-Christophe Le Duigou: La cuillère du Diable

Jean-Christophe Le Duigou: ancien dirigeant de l'UNEF (8) en Bretagne, économiste, haut-fonctionnaire du Trésor (impôts) en retraite, membre du Parti Communiste et syndicaliste CGT mais ennemi déclaré de l'aile gauchiste de la centrale syndicale, Jean-Christophe Le Duigou est la cuillère avec laquelle la CGT peut manger avec le Diable patronal. Il est vrai que les virulents de la CGT peuvent être inquiets du poids et de l'influence de «JCLD» , devenu conseiller «spécial» de Bernard Thibault le N°1 de l'organisation. En effet, il est reproché à Le Duigou d'avoir intrigué pendant la vague de protestation contre la réforme des retraites afin de «maîtriser» le mouvement. Les jeux ayant été conclus à l'avance entre le syndicat et la présidence de la République, «le jeu n'en valant pas la chandelle» . Un baroud d'honneur avait été négocié histoire d'entretenir l'illusion et de gagner quelques aménagements de la réforme discutés à l'avance et tout le monde rentrait sagement à la maison. Une ligne très modérée pour la CGT mais en échange de quelle contrepartie ? Les prochaines discussions sur la libéralisation des services publics à Bruxelles (siège de la commission européenne) devraient nous fournir quelques éléments de réponse tant la CGT redoute de voir passer ses bastions du public dans le secteur totalement privé.

JCLD aurait-il été un des acteurs déterminants dans le «tournant réformiste» récent pris par le syndicat ainsi que sa relative modération lors du conflit des retraites. C'est en tout cas, ce qu'affirme à longueur de colonnes l'aile dure de l'organisation, s'appuyant notamment sur le livre «L'avenir des retraites» co-écrit avec son homologue de la CFDT où il revendique son «ouverture d'esprit» quant au dogme des 37, 5 annuités de cotisation. «C'est en tout cas un syndicaliste avec lequel on peut parler» affirme-t-on dans les cercles patronaux proches du MEDEF. Déclaration d'amour difficile à assumer dans les congrès de la CGT où on assure que JCLD n'aura, lui, aucun problème de retraite. En effet depuis 2009 celui-ci touche chaque mois entre 3275 euro (selon lui - dollarsCAN 4333) et 9000 euro (selon le quotidien de référence Le Monde -dollarsCAN 11907), il aura donc largement de quoi préparer la Révolution entre deux banquets au «Siècle» . Notons également que l'intrépide bolchévique a été fait chevalier de la Légion d'Honneur (9) en avril dernier, c'est à dire quelque mois avant le grand rodéo des retraites. Un hasard sans doute....

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Décriptage

(1) CGT : Confédération Générale du Travail. Syndicat. Equivalent français gauchiste de la CSN québecoise et ancienne courroie de transmission du Parti Communiste Français.

(2) MEDEF : Mouvement des Entreprises de France. Equivalent français du CPQ québecois.

(3) CFDT : Confédération générale du Travail. Syndicat français réformiste. Equivalent français de la CSD québecoise.

(4) Denis Kessler, ancien maoïste : « La lutte des classes, j'y crois toujours, mais maintenant je suis de l'autre côté de la barrière !» L'Express 24/02/2000.

(5) Editorialistes et/ou patrons de presse des plus prestigieux journaux français de droite comme de gauche.

(6) Lors des commissions d'admission, chaque membre du Conseil d'administration est tenu de voter au moyen d'une boule blanche (avis positif) ou d'une boule noire (avis négatif). Chaque boule noire vaut deux blanches.

(7) 200 familles : nombre de familles «maîtresses de l'économie françaises» selon la gauche hexagonale dans les années 30. Le mot avait été lancé par Daladier, président radical-socialiste du Conseil (l'ancêtre du gouvernement) en 1934. La formule avait été largement reprise ensuite dans toutes les familles de l'échiquier politique.

(8) UNEF : Union Nationale des Etudiants de France : ancien syndicat étudiant proche du Parti Communiste. Longtemps concurrent de l'UNEF-ID (proche du Parti Socialiste), une fraction de l'UNEF s'est refusionné avec «l'ennemi réformiste» en 2001 en emportant le nom avec elle. Ce qui donna naissance à une «nouvelle UNEF» , cette fois-ci entièrement contrôlée par le PS.

(9) Légion d'Honneur : plus haute distinction parmi les décorations décernées par les autorités françaises. Equivalent de l'Ordre du Canada.

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Cet article est paru précédemment dans la presse québecoise

Voir aussi sur le même sujet :
Cet article a fait l'objet de 1638 lectures.
Fabien Lécuyer est spécialisé dans l'enquête journalistique, les mouvements "en marge" du bipartisme et les mouvements indépendantistes .
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