Comme je le soulignais dans mon article précèdent sur le roi Arthur (1), Vortigern incarne la figure du traître. Dans "The âge of Arthur", magistrale étude historique consacrée à la Grande-Bretagne au temps des Bretons, de 350 à 650, John Morris (2) rétablit la vérité des choses, tout du moins une vérité assez convaincante et basée sur des textes. Certes, il ne doit pas nous échapper que beaucoup des chroniques anciennes sont elle- mêmes le résultat de compilation de vieux grimoires perdus et tombés en poussière et de sources disparues ou sujettes à caution. Bède, Gildas, Nennius, les chroniques anglo-saxonnes, Jean de Malmesbury, Geoffroy de Monmouth, chacun ajoute sa pierre à un édifice parfois miné par les contrefaçons, mais tout de même impressionnant.
L'ouvrage fut critiqué car, à partir d'hypothèses, sur un ton péremptoire, Morris dresse un portrait robot de cette époque obscure, sans s'encombrer des multiples avertissements, problèmes méthodologiques et coquetteries diverses propres à notre école d'histoire … hors d'œuvres parfois indigestes, il faut l'avouer. En réalité, comme le dit James Campbell (3), cet ouvrage s'adresse à des spécialistes qui ne raisonnent pas au premier degré mais considèrent l'intérêt de bâtir des scénarios plausibles.
Donc d'après John Morris, Vortigern était en réalité un homme politique remarquable et plein de ressources. En embauchant quelques centaines de Saxons pour protéger son île, il ne faisait là qu'employer mercenaires et fédérés, comme souvent les Romains le firent avec tous les Barbares. Car il y eut partout dans l'Empire des Lètes, auxiliaires et colons, des peuples soumis et pacifiés, chargés à leur tour de défendre la romanité. Wisigoths en Aquitaine, Taifales en Vendée, Lètes Francs à Rennes, etc.
Les Bretons eux mêmes furent employés sur les limes germaniques et continrent avec succès la pression des Germains et d'ailleurs leurs usurpateurs choisissaient Trêves comme capitale.
En fait, il y eut surtout des désaccords entre les Bretons eux-mêmes, et entre les Celtes, des tyrans s'opposèrent aux civils, aux notables et aux magistrats, ce que dénonce Gildas le sage dans son sermon célèbre "De excidio …". Ne sentant pas l'urgence, chacun se rebutait des impôts et des taxes nécessaires aux armées. Des militaires firent cavalier seul, d'autres nombreux rejoignirent le continent avec Constantin III. Une guerre civile commença de naître dans l’île après le retrait de l'ordre et du génie romain, puis il y eut cette agressivité très forte des Celtes périphériques, en ce temps là, nullement amis ! qui même pouvaient s'allier aux Saxons, comme ils le firent en 367.
Enfin, la dynamique et la vitalité des populations germaniques, alliées à une forte et incessante émigration, vint, presque à elle seule, à bout des armées, qui dans le fond, ne périrent pas, mais s'évanouirent !
Les Saxons n'étaient en rien supérieurs aux Bretons, comme l'histoire, souvent simpliste, tend à nous le faire croire. Il ne faut pas trop s'arrêter aux batailles gagnées ou perdues et la fortune des armes ne suffit pas à tout expliquer. Un changement de civilisation se faisait jour, le christianisme commençait de fleurir, le monachisme irlandais ne tarderait plus à triompher et il allait bientôt transformer de farouches guerriers en ermites et pérégrins, le Moyen-Age débutait …
Vortigern, le "grand chef", originaire de Gloucester, ville des Midlands, proche du pays de Galles, accède au pouvoir vers 425. Le départ des Romains et surtout de l'aide de Rome, car les riches citoyens bretons vivaient à la romaine, représentât un stress pour la société bretonne et un grave affaiblissement de ses capacités militaires. La réussite de l'implantation des Germains, Saxons et Angles, tient beaucoup au déclin et à la désorganisation de l'Empire après le 4è siècle et aux disputes sévères qui naquirent entre le pouvoir civil et les soldats, ceci ajouté aux raids incessants des faux "frères" celtes, en provenance d'Irlande et d'Ecosse.
Beaucoup des Germains étaient de paisibles colons déjà anciennement implantés sur l'île où ils vivaient en paix avec leurs hôtes, du Thanet à Oxford à l'ouest, jusqu'à York au nord. L'archéologie, les tombes en particulier, montrent qu'ils étaient fixés le long des axes d'invasions possibles, l'antique Icknield way notamment, la route de Icènes, afin d'empêcher les envahisseurs celtes (Pictes et Scots) de pénétrer au cœur de la Grande-Bretagne, à Londres et dans les Cotswolds. L'armée était encore solide. La liste des offices (Notitia dignitatum) de cette époque décrit des forces mobiles d'infanterie et de cavalerie sous le commandement d'un comte (comes) plus deux armées statiques déployées au sud, de Southampton à Marsh, et au nord vers York. Il fallait beaucoup d'argent pour subvenir à ces dépenses. Les grands propriétaires terriens des Cotswolds notamment, rechignaient à mettre la main à la poche et craignaient sans doute la prééminence de l'armée. Par ailleurs, les Germains de l'île (Saxons, jutes, Angles) déjà installés comme fédérés, des cultivateurs qui vivaient près des Bretons et leur étaient soumis, servaient aussi comme auxiliaires pour défendre le pays contre les raids; bien avant l'arrivée de Hengest en 428, quatre ou cinq générations plus tard, quand "il vint trois navires (keels) exilés de Germanie. Dedans étaient les frères Hors et Hengest, Vortigern les accueillit et leur donna l'ile de Thanet (près de Douvres)", Nennius.
Réussissant mieux que Syagrius en Gaule, Vortigern, Ambrosius, puis Arthur, luttèrent avec succès pendant un siècle contre les envahisseurs, Pictes, Scots ou Germains, réprimant les révoltes et stoppant les incursions, renforçant les défenses, multipliant les garnisons, mais ils ne pouvaient prévoir qu'une civilisation périssait, que des évêques domineraient les rois et se mettraient à la tête des armées, comme saint Germain ou saint Colomban, que, partout, les Barbares déferleraient vers l'ouest et soumettraient les anciennes nations sous le poids du nombre, puis qu'ils embrasseraient avec ferveur la religion triomphante. Ils ne pouvaient prévoir que les anciens fédérés s'agrégeant aux nouveaux entrants, exilés ou réfugiés, à la recherche de nouvelles terres et de conditions de vie meilleures, feraient de la Grande-Bretagne la future Angleterre.
Mais les rois changent, les peuples restent… et l'Angleterre est encore bretonne.
Notes
1. Le roi Arthur d’après l'historien John Morris (1825 lectures), ( voir notre article )
2. John Morris, historien anglais 1913-1977
3. D'après l'article John Morris de en.wikipédia, plus complet que l'article équivalent en français, (traduit en français) "The Age of Arthur (1973) fut la première tentative par un historien professionnel de construire une image de la Grande-Bretagne au cours de la période de 350 à 650, le roi Arthur étant considéré, dans ce livre, comme réel. L'ouvrage n’est pas, cependant, exclusivement consacré à Arthur, mais dépeint la Grande-Bretagne celtique de l’époque. Le livre comprend également des chapitres détaillés sur la petite Bretagne, au motif que sa population celtique provenait de la « Grande Bretagne », cela signifie que cette petite Bretagne était elle aussi l’héritière de la Britannia romaine comme l’Angleterre, le pays de Galles, l'Irlande et l'Ecosse".