Ar Redadeg, la longue course de relais de 1 700 km à travers la Bretagne initiée pour récolter des fonds pour soutenir des projets en faveur de la langue bretonne, va se dérouler du 29 avril au 7 mai. Si elle révèle la bonne santé physique de ses participant(e)s, est-elle un révélateur de la bonne santé sociale de la langue elle-même?
La santé sociale d’une langue est mesurée par sa vitalité linguistique. Ce concept socio-linguistique fait référence à la présence vivante d’une langue dans la vie quotidienne. On conviendra que celle de la langue bretonne, langue en danger selon l’UNESCO, n’est guère forte.
Dans une récente étude, Mike Medeiros (1) dont nous reprenons ci-dessous les principales conclusions, montre que “la plus ou moins grande vitalité linguistique pourrait aider à expliquer pourquoi et comment les minorités linguistiques entrent ou non en conflit avec le groupe linguistique majoritaire”. Ces conflits intergroupes (interethniques plus exactement, une ethnie ou peuple étant un ensemble de personnes vivant sur un même territoire qui partagent la même culture, la même langue, les mêmes traditions, les mêmes coutumes, qui se transmettent de génération en génération) sont aussi le fait d’inégalités économiques et politiques.
Quelles sont les relations entre les deux facteurs sociaux : vitalité linguistique et intensité des conflits (voir Figure d’après Medeiros)?
- “une très faible vitalité supprime le désir des membres du groupe d'agir comme une entité collective. Les individus ne semblent pas avoir assez de motivation pour se battre pour une langue qui est perçue comme socialement sans importance.
- si, par contre, la langue a une vitalité très forte, les membres du groupe ne se sentent pas très menacés et donc expriment des attitudes moins négatives à l’égard du groupe dominant. Une solide tradition culturelle rend alors la violence superflue et peu probable.
- et, c’est lorsque la langue a un niveau moyen de vitalité que l’on assiste à des conflits plus intenses.
“Un rappel historique de la relation entre la vitalité linguistique et l'intensité des conflits entre quatre groupes Breton, Corse, Basque et Catalan dans deux pays d'Europe occidentale, la France et l’Espagne permet d’interpréter cette relation curvilinéaire.
Bien que le breton ait été largement parlé au tournant du 20e siècle, la langue était, au milieu de ce même siècle, très affaiblie ; par la suite, sa détérioration s’est accentuée. Coïncidant avec cette période où, sans aucun doute, le breton de vulnérable allait être en voie de disparition, un réveil nationaliste s’est fait jour. Malgré des épisodes limités et sporadiques de violence, le mouvement était généralement de nature paisible. La plupart des Bretons n’ont pas adhéré à la rhétorique de l'oppression française. Malgré de nouvelles politiques de soutien institutionnel mises en œuvre au cours des dernières décennies, la vitalité de la langue a continué à décroître. A cette mise en danger du breton n’ont correspondu que de faibles niveaux d'intérêt populaire pour la langue bretonne et pour le nationalisme breton”. Aux dernières élections régionales de 2015, les partis indépendantistes, autonomistes et régionalistes bretons n’ont recueillis en effet que 8 % des suffrages.
“La situation linguistique et les conflits ont été très différents en Corse. La langue corse a également connu une fort déclin au 20ème siècle et, à la fin des années 1980, à peine 50 % de la population de l'île était capables de l’utiliser. Bien qu'affaibli, le corse était dans une position linguistique plus forte que le breton. C’est à cette époque que les nationalistes corses sont entrés en conflit avec la France métropolitaine, effectuant des centaines d'attentats à la bombe entraînant des dizaines de morts. La langue corse a dès lors été clairement associée aux nationalistes de l'île. Dans les années 1990, le gouvernement français a mis en place des politiques linguistiques de soutien et a redoublé d’effort pour endiguer le déclin de la langue. La violence a aussi largement diminué depuis lors”. Et l’actuel gouvernement de la Corse, indépendantiste et autonomiste, semble bien décidé à appliquer un statut pour la co-officialité et la revalorisation de la langue corse.
“L’Espagne, de façon similaire, abrite aussi des minorités linguistiques. De vitalités linguistiques différentes, elles sont à l’origine de conflits d'intensité différents. Pour le nationalisme basque, y compris Euskadi Ta Askatasuna (ETA), la langue avait une place importante dans les griefs collectifs. L’ETA a commencé sa campagne de violence dans les années 1960 et 1970. Le nombre de locuteurs basques était à ses niveaux les plus bas dans les années 1970. Mais depuis 1991, leur nombre a considérablement augmenté. C’est dans cette dernière période que la violence de l'ETA s’est calmée, le groupe ayant même déclaré un cessez-le-feu permanent en 2011.
La situation a été très différente en Catalogne, à la fois sur le front linguistique et et sur le front de la violence. La force de la langue catalane a agi comme un fédérateur sociopolitique et a permis d'éviter la violence. La forte position sociale du catalan a toujours permis d'assimiler les nouveaux migrants et donc de repousser les chocs démographiques. Cette situation était inverse pour le basque: la langue étant trop faible pour servir de rassembleur social, cela a contribué grandement à une forme plus violente du nationalisme des Basques”.
“Bien que l'intensité des conflits de ces différents cas ne puisse nullement être expliquée uniquement par la vitalité linguistique, leurs exemples permettent de saisir la relation possible entre la langue et l'intensité des conflits. Les changements dans la vitalité linguistique ont coïncidé avec des variations d'intensité des conflits. En outre, ces exemples soutiennent également l'idée que les conflits impliquant des groupes avec les langues qui possèdent une vitalité modérée comme le corse ou le basque ont tendance à être plus intenses que ceux qui ont des langues de vitalité soit plus faible comme le breton ou plus forte comme le catalan. C’est dans le milieu de la gamme de la vitalité linguistique que l'intensité des conflits est à son maximum.”
Pour le breton, les faiblesses conjuguées de sa vitalité linguistique et du conflit politique avec la France métropolitaine augurent bien mal de son avenir.
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(1) Medeiros M (2015) - The language of conflict: the relationship between linguistic vitality and conflict intensity - ETHNICITIES, 1468796815608878, first published on October 6, 2015.