La carte du Kurdistan parle d'elle–même : ce peuple sans État, ce peuple sans droits, ce peuple nié se répand sur un territoire de 550 000 km², grand comme la France métropolitaine. Cette tache orangée qui se joue des frontières est relativement compacte et homogène, hormis quelques zones formées ici et là à la suite d'émigrations forcées, comme en Anatolie centrale, au sud d'Ankara, ou comme au Khorassan iranien, à la frontière avec le Turkménistan, ou autour de certaines agglomérations importantes qui agrandissent les zones kurdes : on citera comme exemple Istanbul qui, avec ses 3 millions de Kurdes, devient la plus "grande ville kurde". Combien sont-ils dans ce Kurdistan "orangé" ? Autour de 40 millions sans doute : 20 millions en Turquie, 9 millions en Iran, 6 millions en Irak, 3 millions en Syrie et 2 millions à travers le monde (dont 800 000 en Allemagne et 200 000 en France). On peut ergoter sur ces chiffres, on peut se gausser des chamailleries entre Kurdes, on peut tirer argument de la puissance économique des uns ou de la position stratégique des autres, mais les faits sont là : les politiques d'éradication et/ou d'assimilation menées à l'encontre des Kurdes par les Saddam Hussein, Mahmoud Ahmadinejad, Hafez et Bachar el-Assad, Atatürk et Erdogan et par d'autres, bien avant eux, ont toutes échoué. Pour autant, elles laissent des traces, et les évolutions différentes dans chaque région kurde, d'un pays à l'autre, ne facilitent pas la réunion de toutes les forces qui s'organisent dans chaque partie du Kurdistan.
Tous les militants politiques et syndicalistes le savent : comme l'écrivait Etienne Fajon, "l'union est un combat". Les Kurdes y sont aussi confrontés. C'est l'enjeu du premier Congrès National Kurde qui doit se tenir prochainement à Erbil (région autonome du Kurdistan irakien).
"Pour atteindre cet objectif, [les Kurdes] se tournent en particulier vers les principaux acteurs politiques, à savoir le secrétaire général de l'Union patriotique du Kurdistan, M. Jalal Talabani, le président de la région du Kurdistan [irakien], M. Masoud Barzani et le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan, M. Abdullah Öcalan, qui sont invités à travailler ensemble pour trouver des solutions pacifiques et constructives. Ils devront trouver un terrain d'entente pour exercer le leadership qui répondra aux aspirations et aux demandes de la population. Ce Premier Congrès national kurde est conçu pour permettre au Peuple kurde de décider de son propre avenir. Avec ce congrès, c'est un nouveau départ pour parvenir à une paix globale, durable et viable au Moyen-Orient." (Nilüfer Koç, pour le Comité de préparation du Congrès)
La composition du futur gouvernement de la région autonome du Kurdistan irakien, après les élections législatives qui viennent de se dérouler, la guerre en Syrie, la quasi rupture des négociations de paix turco-kurdes, des difficultés internes à la préparation du congrès comme la représentativité de chaque délégation, la place des femmes dans celles-ci, sont autant d'éléments que le congrès doit prendre en compte et qui ont amené les organisateurs à en différer l'ouverture. L'union est à ce prix.
Pour l'historien Jean Charles de Fontbrune, les Kurdes forment depuis l'antiquité "un peuple à part" que Xénophon appelait "Cardouques" dans l'Anabase. Bernard Dorin, ambassadeur de France, s'interroge à propos du "plus grand peuple au monde sans territoire : pourquoi n'auraient-ils pas le droit à un grand Kurdistan ?" Les Kurdes n'ont pas le pouvoir de s'imposer par la force mais, s'ils arrivaient à faire l'unité entre les quatre parties du Kurdistan (Turquie, Iran, Irak, Syrie), ils pourraient s'imposer sur la scène internationale au milieu d'Etats aux frontières fabriquées naguère pour satisfaire les appétits européens et devenant au fil du temps obsolètes. Ce qui paraissait hier utopique et non négociable est regardé aujourd'hui avec crainte par certains et attention par tous. L'Irak est déjà un pays virtuel, dans lequel se déchirent sunnites et chiites (2 500 morts depuis avril dernier, victimes d'attentats, d'après l'ONU), la province kurde, protégée par ses peshmergas, devenant de plus en plus autonome. Les Kurdes de Syrie, dotés eux aussi des "unités de défense populaire "(HPG) du principal parti kurde, le Parti de l'union démocratique (PYD), proche du PKK, sont en passe de s'imposer comme une 3e force incontournable d'un État que B. Dorin voit «fédéral (ou confédéral), composé des quatre entités suivantes : une République (ou État ou région autonome) centrale de Syrie, une alaouite, une druze, une kurde,» rappelant au passage qu'entre 1922 et 1939, les autorités françaises,"conscientes de la complexité religieuse de la Syrie, avaient partagé le territoire du mandat en trois États distincts : une République "syrienne" au centre et au nord avec Damas et Alep ; une République alaouite sur la partie côtière et un État druze au Sud."
Et en Iran, même, les cartes pourraient être à nouveau rebattues. Quant à la partie turque, les négociations tant souhaitées semblent dans l'impasse mais nécessité fait loi et la Turquie ne pourra pas continuer à ignorer la revendication prioritaire des Kurdes, celle de la reconnaissance identitaire.
Le "confédéralisme démocratique" lancé par Abdullah Öcalan, lors des fêtes du Newroz en 2005 – s'appuyant sur des assemblées citoyennes décentralisées avec comme credo « démocratie, socialisme, écologie et féminisme » – a permis au mouvement kurde de remporter un large succès aux élections locales de mars 2009. C'est aussi ce concept qui anime au Kurdistan syrien le mouvement révolutionnaire commencé réellement le 15 mars 2011 et officialisé le 19 juillet 2012, avec la prise de pouvoir à Kobanê. La participation des femmes à la vie citoyenne et la place de leurs organisations dans les différents secteurs - de l'éducation à la défense, en passant par la culture, la santé et l'économie - qui est une volonté affichée tant au Kurdistan Nord (Turquie), qu'occidental (Syrie) est aussi patente dans la Région autonome du Kurdistan d'Irak, qui ne prône pas le "confédéralisme démocratique" mais qui vient d'envoyer au parlement 30 % de députées femmes.
Le "confédéralisme démocratique", c'est le modèle que les Kurdes proposent à tout le Moyen Orient et qui suscite l'ire du premier ministre turc. La Turquie retient dans ses geôles des milliers de prisonniers politiques alors que sa voisine, la Région autonome du Kurdistan d'Irak, n'en compte aucun. Pour endormir les Européens, RT Erdogan a bien proposé son paquet de réformes, qu'il présente comme un "pas historique de la démocratisation", mais ces mesures ne sont que poudre aux yeux et mettent en danger le processus de paix. Le PKK a déjà annoncé l'arrêt du retrait de ses combattants du territoire turc car "le gouvernement n'a même pas fait le moindre pas positif". Son leader Abdullah Öcalan, qui veut y croire encore, hausse le ton : "j'attends de l'État qu'il réponde par des négociations sérieuses, en profondeur". Selahattin Demirtaş, coprésident du BDP, se fâche : "le gouvernement AKP a de facto mis fin au processus de dialogue. Ces réformes ont été faites pour mettre fin aux négociations. Elles ne sont pas faites pour approfondir ou faire avancer les négociations, l'AKP a tout gâché. Ces réformes ne font que révéler le vrai visage de l'AKP."
Pour autant, le mouvement lancé en 2005 par Öcalan ne faiblit pas. Le "confédéralisme démocratique" est un mode d'organisation qui mérite notre attention.
André Métayer