Déjà quatre semaines que la grande et joyeuse fête de la redadeg a eu lieu (Redadeg evit ar brezoneg, la grande course pour la langue bretonne : 1.540 km à travers toute la Bretagne, de Brest à Nantes et de Rennes à Quimper). Il s'agissait, ainsi que tout le monde ne le sait peut-être pas, d'une course-relais décrivant ce long circuit kilomètre par kilomètre. J'ai couru mon kilomètre de Plounévez-Moëdec à C'houerc'had (Vieux Marché) aux côtés de Karin (bretonne de père kabyle) et sa fille Aoussa, et accompagné par les joyeux enfants de l'école Diwan de Plounévez.
Plounévez-Moëdec est le pays de ma mère. Parmi les souvenirs qu'elle m'a livrés de son enfance miséreuse, il y a celui d'une certaine honte. La règle était à l'époque, dans la plupart des écoles bretonnes de la république, que lorsque un enfant était surpris à parler breton dans l'enceinte de l'école, il recevait un "symbole" (sic). Cette année-là, elle avait 11 ans, le symbole était une patate pourrie que les écolières se refilaient afin d'éviter la punition qui attendait la dernière prise à parler breton à la fin de la journée. Et la punition consistait à traverser le bourg en exhibant publiquement sa patate.
C'était la première fois que ça lui arrivait. Je l'entends encore me dire : " Je n'ai jamais eu aussi honte de toute ma vie ". Je pensais à elle en courant mon kilomètre de redadeg accompagné par la joyeuse bande des écolière et écoliers de Plounévez. Et je me disais que ça valait le coup d'avoir vécu 80 années pour connaître la joie d'une telle revanche...
Pour autant, les choses sont loin d'être réglées. Souvenons-nous, en cette période d'élections législatives, qu'une certaine idéologie nationale-républicainiste a été l'un des vecteurs de l'uniformisation de la société française - et le ferment de son colonialisme. Cette idéologie est toujours vivace. Elle a longtemps gangrené la gauche française. N'oublions jamais que c'est le gouvernement socialiste de Guy Mollet qui, avec le soutien du stalinien Maurice Thorez, a boosté en 1956 la guerre d'Algérie. François Mitterrand, alors ministre de la Justice, a participé à cette intensification de la répression en proclamant " L'Algérie c'est la France " : 45 patriotes algériens guillotinés durant son ministère. Certes, c'est du passé, et on doit se réjouir de ce qu'une grande partie de la gauche a bien évolué. Mais on ne peut qu'être consterné par les prises de position d'une certaine gauche radicale qui proclame aujourd'hui encore son refus de signer la Charte européenne des Langues minoritaires, et insulte publiquement l'enseignement de ces langues (" L'école diwan est une secte "). Il s'agit là du lourd héritage du nationalisme français - ce national républicanisme - qui a contaminé durablement la gauche française dès la fin du XIXe siècle, en l'amenant à opérer une dichotomie entre le combat pour l'équité sociale et le combat pour l'équité culturelle. Alors que les deux sont indissociables. Au même titre d'ailleurs que le combat pour l'équité générique.
A partir de l'expérience de ma mère évoquée plus haut et celle d'autres proches parents, le sociologue que je suis avait entamé une recherche en 1994 sur les méthodes d'apprentissage du français dans les régions de langues minoritaires, plus particulièrement la Bretagne.
Ces recherches ont fait l'objet de plusieurs publications : dans Langage et société (MSH Paris), n° 72, 1995, Lengas (Toulouse Mirail), n° 38, 1995, n° 43, 1998, et dans La revue internationale d'ethnographie, n° 1, 2012. Relisant ces travaux avec le recul, force m'est de considérer que l'ouvrage de Morvan Lebesque Comment peut-on être breton, essai sur la démocratie française, (1970), n'a rien perdu de son actualité. Que de la droite à l'extrême-droite la question de l'équité culturelle soit balayée au même titre que celle de la justice sociale, quoi de plus "naturel". Mais qu'elle le soit aussi à l'extrême-gauche est une offense au bon sens, en même temps qu'une blessure éthique intolérable
Certes, chez les tenants de cette gauche radicale, il est de bon ton de stigmatiser les injustices culturelles lorsqu'elles se manifestent en dehors des frontières de l'Hexagone : On y est solidaire des droits de toutes les minorités : Kurdes, Tchétchènes, Palestiniens, Tibétains, Indiens d'Amérique etc. Mais lorsque ces différences ont lieu à l'intérieur des frontières hexagonales, elles deviennent un condamnable et inadmissible "identitarisme", "communautarisme", etc.
Mon amie Fathia Folgalvez, veuve de mon compagnon de combat et internationaliste breton, Per Folgalvez, Algérienne native de la région de Constantine, professeur d'espagnol et d'arabe au lycée Diwan de Carhaix, me demandait récemment, alors que nous évoquions ces questions : " Mais comment ça se fait qu'ils en soient toujours là ? " That's the question. Et c'est une bonne question.