Breton de la Diaspora, comme on dit, je reviens chaque année en Bretagne, des fourmis dans les jambes, impatient de fouler les chemins des monts d’Arrée ou le sentier côtier, de humer l’air salin ou les fragrances suaves des genêts en fleurs, de rencontrer au marché ou au bistrot les gens du coin un peu taiseux au premier abord certes, mais vite volubiles à leur façon, façon qui est aussi la mienne. Je reviens donc le cœur gonflé d’attentes : quoi de neuf au pays ?
Chaque année la baudruche des espoirs (désespoirs) se dégonfle. Et de plus en plus vite.
Au pays breton, ce qu’on aime apparemment, ce n’est plus ni la galette de blé noir, ni le verre de cidre, ni le beurre salé, ni les crustacés ramassés un jour de grande marée, non ! On préfère probablement avaler des couleuvres, surtout quand elles sont servies par les « chefs » parisiens ou leurs représentants locaux des grands partis « nationaux ».
Dans ma jeunesse, j’en ai fait des marches souvent « contre », parfois « pour ».
Nous étions des milliers : contre les marées noires, contre la centrale de Brennilis (pas encore – 55 ans après – démantelée), contre le remembrement-fait-n’importe-comment, contre le remplacement autoritaire d’un paysage de bocage (et la Culture qui va avec) par des caricatures d’openfields inadaptés aux territoires bretons, contre les pollutions diverses et variées, les élevages surdimensionnés ou/et inadaptés, contre les aberrations de la FNSEA, contre un « désenclavement » mal réfléchi des régions, contre les retards sociaux dans cette « province excentrée », contre le démantèlement politique et géographique, économique et culturel de la Bretagne et l’arrachement sauvage de la Loire-Atlantique…
Nous étions des milliers : pour les Diwan et le respect du breton et du gallo, pour l’enseignement de l’histoire de la Bretagne, pour le développement d’autres modes de production respectant les spécificités des pays bretons, pour le respect d’Ar Mor et d’Ar Goat, pour un environnement digne des femmes, des hommes, de la faune et de la flore qui habitent nos terroirs et nos villes, pour la musique, la littérature et les langues bretonne. Nous avons soutenu (c’est bien loin, il est vrai – un demi-siècle) les ouvriers du Joint français et participé à d’autres luttes oubliées et perdues : Big Dutchman à Saint Carreuc, déjà les abattoirs Doux de Pédernec…
A quoi cela a-t-il servi ?
A rien.
Gros-Jean comme devant ! Quelques concessions minimales (voir le débat actuel sur la Chartre européenne des langues minoritaires signée par la France et jamais ratifiée) sur les langues bretonnes, mais qu’on est justement en train de raboter à grands coups d’oukases parisiens, quelques panneaux routiers, quelques noms de rues « dans les deux langues », une Fédération Paysanne qui a du mal à se faire entendre, des paysans bio dont le nombre augmente certes mais qui passent à côté des subventions accordées à l’agriculture « conventionnelle », quelques petits articles en langue bretonne dans les quotidiens, miettes jetées avec commisération aux bretonnants, quelques minutes d’émissions en breton concédées sur les chaînes, un peu de folklore arrangé…
Des couleuvres qu’on avale, je disais. Sans cesse et avec une surprenante patience. Le pays est plus que jamais la proie d’un jacobinisme militant soutien intransigeant d’un capitalisme pseudo libéral qui ne veut voir sur cette ronde planète qu’une seule tête ou plutôt qui exige que chacun, qu’il soit chinois ou américain, togolais ou tahitien, breton ou castillan, blanc ou noir s’affuble du seul masque autorisé, celui d’un Janus Bifront dévalorisé : recto, le consommateur, verso, le travailleur. Pour le reste, circulez ! Il n’y a rien à voir ! Ce capitalisme enfin mondialisé et digitalisé a au moins une qualité : il n’est pas raciste !
Je viens donc d’arriver en Bretagne et un exemple de ces couleuvres qu’on nous fait avaler me saute aux yeux, m’agresse : les algues vertes. D’année en année, j’ai certes vu les rivages verdir de plus en plus. Mais cette année, pas besoin de mesurer, c’est un record évident. Les coins que j’aime, comme du côté de Carantec-Morlaix-St Pol où il n’y en avait pas encore trop sont, non pas touchés, mais atteints : devant mes fenêtres, je vois, pour la première fois, l’estuaire de la Penzé entièrement repeint en vert tendre à chaque marée basse. Quand je vais à Morlaix par la belle route littorale, je constate hélas ! la progression de cette lèpre. On me rapporte que ce n’est pas mieux ailleurs. Mais chut ! Personne n’ose faire trop de bruit avant la « saison ». On ( ? ) en a déjà assez bavé avec le covid ! ! Le covid, justement. Un ami qui fait du bio m’a raconté avec amertume que cet accroissement des algues vertes en était un des dommages collatéraux ! Avec les mesures diverses de restriction de la circulation des personnes, les campagnes étaient vides, ni promeneurs ni observateurs. Pas de risque d’être signalé. Pas vu, pas pris. Alors certains en auraient profité pour « dégazer » comme un pétrolier en haute mer. Eaux et rivière de Bretagne peut se battre depuis des décennies (j’ai participé et participe à ses combats), rien ne change et le seuil de 10% de nitrates qui seul permettrait une baisse sensible des marées vertes reste plus que jamais une utopie. On va lancer une hyperferme avicole avec la bénédiction de l’État, de la FNSEA etc., certains rêvent du marché chinois, des centaines de millions de Chinois qui mangeraient « nos » œufs, nos « cochons », qui boiraient « notre » lait, pendant que le tiroir-caisse sonnerait continuellement comme une machine à sous rapportant à tous les coups ! Bingo ! La Bretagne transformée en une base agricole destinée aux besoins du pays de Mao, un peu comme ces immensités « achetées », volées à certains pays africains ( en particulier Bénin, Soudan, Ghana, Éthiopie, Madagascar...) pour y développer, dans le cadre de l’agrobusiness mondial, des cultures destinées aux pays riches ne disposant pas de suffisamment de territoires agricoles, comme le fait le groupe financier italien Green Waves au détriment des cultures vivrières locales, une nouvelle forme du néocolonialisme !
Drôle de rêve et on voudrait faire croire que les Bretons en profiteront comme jadis certains historiens légitimistes évoquaient les soi-disant « libertés bretonnes » pour titiller la République française et faire croire (déjà les « couleuvres ») à madame et monsieur Tout-le-Monde-Breton qu’ils en profiteraient, alors que ces « libertés » n’étaient que les vieux privilèges de l’aristocratie sous l’ancien régime. Bretons, Français ou Javanais, tous les Privilégiés se valent, comme aujourd’hui toutes les sociétés capitalistiques se ressemblent !
La démocratie énerve parfois : elle laisse s’emporter les uns, exposer aux autres leur indignation, proposer des solutions nouvelles, manifester, défiler, bloquer (un temps) les ronds-points, se rendre rituellement à Paris y montrer sa colère…, panem et circenses, mais par derrière on continue les vieilles méthodes, le choix des profits à courte vue, le mépris des êtres et des choses, des sensibilités et des différences. Et quand j’écris à courte vue, c’est parce qu’il s’agit bien d’une myopie causée par une avidité dans frein, myopie ou aveuglement du système production/consommation/ profits qui ne joue que sur le bénéfice immédiat et se moque des générations à venir.
A mon bistrot favori, on parle avec réticence des algues vertes. On ne veut pas les voir apparemment. Non, elles n’ont pas beaucoup augmenté. Oui, j’exagère. Et puis, encore une fois, c’est la saison, on ne va pas tout gâcher, tout de même !
Voilà ! dans ce cas comme dans d’autres, aujourd’hui comme hier, nous manifestons, nous les habitants de Bretagne, malgré nos luttes ritualisées, inscrites dans le processus normal de l’exploitation, une placidité confondante. Nous acceptons trop les choses. Il faudrait sans doute un peu plus de hargne, des positionnements clairs et nets, de fermeté.
Peut-être aussi un peu plus de conviction. Contre les nitrates et leurs conséquences, certains se battent depuis plus d’un demi-siècle, et rien ne change vraiment. On nous a à l’usure. Le ventre mou des démocraties modernes est capable d’encaisser tous les coups. Ne pas fournir de réponse, jouer la montre est toute la stratégie d’un système qui non seulement fait avaler à la longue toutes les couleuvres du monde mais qui fait aussi prendre les vessies de sa duplicité pour les lanternes de fallacieux changements.
Alors que la Révolution tournait au vinaigre et que de guerre lasse la bourgeoisie rêvait d’un homme providentiel qui remettrait de l’ordre dans le pays, le divin marquis conjurait ses concitoyens de choisir une autre voie, de ne pas se décourager à mi-chemin : « Français encore un effort pour être républicains ! », écrivait-il. On pourrait le paraphraser et dire : « Bretons… »
Il y a exactement 43 ans, j’avais écrit ce texte, qui malheureusement conserve une certaine actualité :
Retour au pays
Sur les routes de Bretagne
Je roule avec rage
Soulève le sable des plages
Interroge les menhirs avec hargne
Claque la porte des églises
Escalade les clochers
Interroge le cormoran
Le vent et le souffle de la mer :
Bretagne où es-tu ?
Je suis revenu ! Je suis revenu !
Où est mon rêve de cidre doux
Mon envie de chemins creux
Bordés de fougères légères et d’ajoncs dorés
Où sont les vaches noires et blanches
Gwen ha du de l’Argoat
Les champs bleus de blé noir
Où sont les chênes tortus
des druides maléfiques ou bienfaisants
le bistrot-épicerie de Marie Le Lan
les haies pleines de mûres et d’oisillons piaillants
l’air aigre d’un biniou nasillant dans le vent
où est l’Ankou menaçant
et le cri des essieux de sa charrette approchant
Bretagne où es-tu ?
Je ne vois qu’un grand ciel bleu
tout bête
la mer bien sage frangée de plages
goudronnées
et de mignonnes petites maisons blanches
couvertes d’ardoises noires
Ty Coz ou Ty Yann pour la couleur locale
deux cheminées pour la symétrie
des résidences secondaires
ou tertiaires
ou quaternaires
fermées l’hiver
ouvertes l’été
gazonnées clôturées embétonnées
embretonnées
Plus de Marie Le Lan
Plus de postiers bretons
Plus de blé noir dans les champs
Mais Leclerc et Continent
Des Renault 500 chevaux galopent sur l’openfield
et le maïs partout le maïs le maïs
le maïs et les usines à cochons
les nitrates et l’agrochimie...
Bretagne où es-tu ?
Je suis revenu !
Ce soir après le deiz-noz sur le parking du supermarché
on tirera un feu d’artifice et on dansera
aux accents balancés d’un orchestre bavarois
venu tout exprès
de Hambourg
c’est l’affiche qui le dit
Bretagne où es-tu ?
Vacances 1978