C'est un débat passionnant, mais ayant suscité des réactions mitigées, qui a eu lieu à Locarn, jeudi dernier, le thème de la conférence étant la crise du modèle agricole breton. L'Institut avait invité un expert extérieur en pensant qu'il serait plus objectif sur la question. Il s'agissait de Philippe Chalmin, un historien et économiste parisien d'origine basque, professeur à l’université Paris-Dauphine et spécialiste des marchés de matières premières. Il est le fondateur du Cercle Cyclope, qui publie chaque année depuis 1986 un rapport complet sur l'état et les perspectives des marchés mondiaux de matières premières. Il est aussi un ancien élève de Joseph Le Bihan, co-fondateur de l'Institut de Locarn, et qui fut aussi professeur à HEC (l'École des Hautes Études Commerciales de Paris).
Le titre de la conférence sonnait faux dès le départ car, comme chacun sait, il n'y a pas de modèle agricole breton, c'est le même qu'en Allemagne ou dans le reste de l'Europe.
Chalmin a commencé par analyser les succès passés de l'agriculture bretonne, afin de comprendre ce qui a changé depuis l'époque d'Alexis Gourvennec, des grandes coopératives bretonnes et des clusters agricoles, comme celui de Landerneau. L'essentiel est que le marché est devenu mondial et en même temps, la part de l’agriculture dans l'économie mondiale et dans l’économie française a diminué (les gouvernements français sont beaucoup moins concernés par l'agriculture qu'en 1945 quand la famine menaçait).
Pour la première fois, le monde a le même système économique sur toute la planète, et c'est le système libéral. Ce système a amené une forte dose d'instabilité des prix et des marchés, car le prix du lait ou du mouton dépend de ce qui se passe en Nouvelle Zélande ou aux Pays-Bas.
S'il n'y a pas de crise du modèle agricole breton, il y a une crise du modèle français qui n'a pas su ou pas voulu s'adapter à la mondialisation de l’économie. Il fallait détruire les appareils d'État inutiles, adapter le code du travail à l'instabilité des marchés et aligner la fiscalité sur les autres pays européens. Rien n’a été fait pour éviter la désindustrialisation et la " désagriculturalisation " .
L’agriculture en Bretagne est complètement paralysée par le système français de fiscalité excessive, un code du travail d'un autre âge, trop complexe et sans flexibilité, et une super bureaucratie qui donne un délai de 5 ans pour ouvrir un centre de méthanisation, alors que cela prend six semaines en Allemagne.
La crise est la même pour l'industrie automobile française que pour l'industrie agricole ou l'agro-business breton, à la seule différence - et Chalmin a oublié de le rappeler, tellement c'est évident, qu'on ne peut pas délocaliser l'agriculture. Si Renault peut déplacer la moitié de ses usines au Maroc ou en Europe de l'Est, ou au Mexique pour General Motors, la Bretagne ne peut pas délocaliser ses producteurs de cochons ou de lait. Des grands groupes, comme Doux, ont tenté des relocalisations au Brésil, mais cela n'a pas été suffisant et surtout la majorité des producteurs bretons reste des petits producteurs. L'industrie automobile peut faire ces choix stratégiques, mais l'agriculture bretonne ne le peut pas. Chalmin a aussi oublié de mentionner que la Bretagne a très peu d’AOC (Appellation d'Origine Contrôlée), car, elle n’a pas de vins de Bordeaux ou de Champagne, ni de camemberts ! À qui la faute ? La question des produits à forte valeur ajoutée n’a pas été abordée.
L'autre mutation qu'a subie la Bretagne c'est l'Europe, et Chalmin a bien fait de mentionner qu'il est plus important d'avoir un lobby à Bruxelles que d'avoir des agriculteurs qui prennent d'assaut des préfectures ou qui déversent du lisier ou du lait dans la rue.
La fin des restitutions pour le poulet était programmée depuis longtemps comme la fin des quota laitiers. Les agriculteurs bretons le savaient, certes, mais que pouvaient-ils faire ? Les marges et les bénéfices étant le plus souvent dans le rouge, on ne peut pas reprocher aux agriculteurs bretons de ne pas avoir opéré les reconversions nécessaires s'il n'y avait pas de liquidités pour investir et si les banques ont décidé " de faire leur beurre " sur les marchés financiers, plutôt qu'avec les paysan bretons. Les banques ne prêtent plus, car elles ne croient plus dans la rentabilité d'un projet industriel ou agricole dans le cadre français, à moins qu'il soit super innovant et exportable et très peu le sont.
Dans la discussion sur l'Europe, Chalmin a aussi oublié de mentionner l'effet désastreux sur les exportations bretonnes vers l’Asie d'un euro fort voulu par la banque centrale européenne et l'Allemagne. Certes, les agriculteurs allemands arrivent toujours à exporter mais à l'intérieur de l'Europe (ils exportent de la viande de cochon pour Auchan par exemple), car ils bénéficient d'autres avantages : les réformes Schroeder, faites il y a 10 ans, et l'utilisation de main d'oeuvre bon marché venue de l'Est de l'Europe. La Bretagne n'a aucun de ces atouts - et comme l'a fait remarquer Alain Glon - elle a un taux de travail au noir le plus bas de France car les Bretons sont foncièrement honnêtes.
Changer de système n'est pas facile, car la France vit dans ce système depuis l'après-guerre - sans parler de l'héritage colbertiste. Les Bretons comme les Français ne font pas confiance aux autres, ils font confiance à l’État. Comme l'a dit Chalmin : " le modèle français est le seul modèle soviétique qui ait merveilleusement réussi ", l'apogée de ce système français se situant vers 1970, il y a déjà un quart de siècle.
Il ne suffit pas de vouloir faire des réformes, encore faut-il que la population les comprenne pour pouvoir les accepter. La culture socialiste et étatiste qui, certes, à joué un rôle après la guerre pour remettre la machine productive en marche, est devenue un énorme handicap. Cette culture a imprégné la société depuis 70 ans et les politiques n'ont rien fait pour préparer les gens aux nécessités de s'adapter à la mondialisation de l'économie et à son caractère inévitable.
Au contraire, tout a été fait pour repousser les échéances de réformes structurelles profondes. Les média, eux-mêmes profitant du système de clientélisme des subventions et vivant du système, n'ont certainement pas fait leur travail pédagogique, à part de rares quotidiens ou hebdomadaires spécialisés dans l'économie.
Si Chalmin a réussi à pointer les incohérences en Bretagne, comme trop attendre de Paris ou de Bruxelles, le manque de clusters agricoles, le manque de renouvellement avec des leaders jeunes, la division qui caractérise souvent les Bretons, les problèmes des algues vertes et de l’eau et ses conséquences pour l’image de la Bretagne, il n'a pas fait que confirmer indirectement la conclusion bien connue d'Alain Glon, président de l'Institut : " Notre problème c'est la France ". La France doit se réformer si les Bretons veulent rester travailler, créer, décider, et vivre en Bretagne, car le système français - y compris son modèle social - ne le permet plus, sauf aux retraités, et encore, à condition qu’ils puissent se payer un logement dans une Bretagne de plus en plus couverte de résidences secondaires habitées une partie de l'année. Tout le reste est condamné à long terme. Il n'y a que deux solutions : soit la France change, soit la Bretagne devient indépendante et opère elle-même les mutations nécessaires à sa survie.
Les mutations politiques étant faites, il restera à s'orienter vers une agriculture durable. Le concept d’agriculture écologiquement intensive a été mentionné lors de la conférence, mais sans développement ni même discussion, alors que la question a été posée par un jeune intervenant. Elle représente certainement la direction à suivre, ce modèle permet d'être écologiquement viable tout en restant compétitif.
L’agriculture écologiquement intensive veut garder une agriculture productive et compétitive mais plus économe en intrants et moins nocive pour l'environnement. Personne n'est contre, mais comment faire ? La solution est d'intensifier les mécanismes naturels des écosystèmes ; d'optimiser le fonctionnement du sol en éliminant le labour (il n'y a aucune raison de labourer à plus de 15 cm de profondeur car cela détruit l'écosystème du sol) ; de couvrir le sol pour favoriser le travail des vers de terre et des bactéries qui forment l'humus ; de maximiser les périodes de photosynthèse pour la production de biomasse ; ou encore de privilégier l'action d'auxiliaires biologiques des cultures ; finalement de développer des recyclages de lisier comme la méthanisation.
Philippe Argouarch