J'ai récemment entendu dire que La Poste s'apprêterait à éditer un timbre pour le centenaire de la création du personnage de Bécassine.
Il m'est difficile d'imaginer que votre organisation ignore le substrat historique pour le moins "chargé" de ce personnage archétype de la petite bonniche de province débarquant dans la capitale au début de ce siècle, tel qu'il était alors vu par la bourgeoisie parisienne : ignorante, bornée, inadaptée au monde moderne, mais tellement brave et docile.
Pour le cas où l'arrière-plan historique plus réel de cette caricature vous aurait échappé, je ne puis que vous inviter à vous reporter à l'histoire des jeunes paysannes émigrant à Paris dans la misère la plus totale et qui sont allées pendant une bonne génération nourrir en rangs serrés les effectifs de la prostitution de la capitale.
Il s'agit d'histoire vécue et de souvenirs encore bien présents et auxquels ne sont liés aucune nostalgie, croyez-le, chez ceux qui, à un titre ou à un autre, ont été concernés par cette réalité.
Loin d'évoquer le charme de l'enfance, Bécassine personnifie pour beaucoup l'humiliation et la honte. Une commémoration publique relèverait purement et simplement de la provocation et de l'insulte à la mémoire de gens qui ont été abaissés dans leur dignité.
Notre société française est loin d'être exempte, plus généralement, de ce genre de "distraction". Je vous invite, à cet égard, à aller prendre connaissance sur le site indiqué ci-après des éléments relatifs à la reprise à des fins de marketing du personnage de Banania, ce personnage de "nègre" tellement sypmathique qui ornait naguère les boites de chocolat en poudre : (voir le site) (voir le site)
Nous ne sommes ni les uns ni les autres responsables de certains éléments douteux de notre histoire, mais il est des cas dans lesquels il n'est peut-être pas indipensable d'en rajouter.
Enfin, cette commémoration ne pourra pas échapper non plus à la communauté bretonne, à laquelle ce personnage a été accollé (bien que non breton, à l'origine, puisque la créature improvisée par Jacqueline Rivière et Pinchon pour La semaine de Suzette en février 1905 venait de Picardie, dont elle porte, du reste, le costume). Pas plus que ne pourra échapper le fait que lorsque La Poste aura pensé à un personnage féminin caractérisé "breton" pour l'émission d'un timbre, c'est celui qui incarne, appliquées à la Bretagne, les intéressantes vertus déjà soulignées plus haut, s'agissant des campagnardes émigrant à Paris au tournant du siècle précédent. Et il ne sera même pas possible à La Poste d'argumenter qu'un timbre à l'effigie d'Anne de Bretagne, par exemple, aurait été émis récemment, tout simplement parce qu'il n'y en a pas eu. Non, s'il en faut un, s'agissant d'une femme et d'une "bretonne", c'est, bien sûr, Bécassine...
Au total, je trouverais, en ce qui me concerne, particulièrement déplaisant que ce projet de commémoration soit conduit à son terme, et puisqu'il s'agit ici d'image, je ne puis qu'attirer votre attention sur la dégradation de celle de La Poste qui en résulterait. Je doute que je sois le seul à manifester une telle réaction. J'espère qu'il en sera tenu compte par votre organisation afin de revenir sur ce projet de mauvais goût.
Avec l'expression de mes sentiments les plus distingués,
Loïc de Châteaubriant