Huit réaux la livre de beurre ! (1)
Un matin, ma grand-mère revint du marché : « jamais, dit-elle, je ne paierai huit réaux, la livre de beurre ! », puis elle défit les rubans de son bonnet, ce qui marqua clairement qu'elle ne sortirait plus.
Nous fumes consternés. De la place « Médisance » (2) montèrent des éclats de voix. Nous courûmes précipitamment aux fenêtres et penchâmes nos têtes en dehors, comme de nombreux voisins le firent, à chacun des étages de notre immeuble. En bas, des mères de famille grondaient. Quelques marchands virent leurs paniers renversés et des piles de beurre furent jetées sur le pavé. La police intervint, força les gens à reculer et un commissaire de police prit des notes sur son carnet.
« huit réaux, huit réaux ! » (3) répétait ma grand-mère, « quand j'étais jeune, quatre réaux moins deux sous suffisaient ! »
Il était rare qu'elle achète son beurre au marché. Chaque vendredi, une femme venait chez nous. Une dondon avec une face halée sous sa coiffe blanche. Elle s'asseyait toujours sur la même chaise dans la cuisine, son panier posé devant elle, sur le plancher. Ce beurre jaune foncé et moulé, enveloppé dans des feuilles de choux, était décoré d'une vache et de bouquets de primevères tout autour. Il y en avait deux sortes, un pour la table, un autre pour la cuisine. Ma grand-mère se saisissait d'un couteau, toujours le même, coupait un petit morceau de beurre, puis le posait sur le bout de la langue, afin de le goûter. C'est peu appétissant, songeais-je, que de voir sur le marché les ménagères détacher avec l'ongle du petit doigt un morceau de beurre avant de l'acheter. Ma mère et cette femme bavardaient un instant, parlaient du temps, se disaient au-revoir, puis j'entendais la vendeuse descendre les escaliers munie de son lourd panier.
Ma pauvre grand-mère n'eut jamais à payer huit réaux la livre de beurre, car elle mourut peu de temps après. Du reste, elle avait souvent invoqué dans ses prières le désir de ne point devenir une charge dans la maison de mes parents.
Au cours de mon existence, je ne crois pas avoir jamais entendu : « la vie est bon marché ». au contraire, dans ma jeunesse et encore aujourd'hui c'était : « que les choses sont chères, tout augmente, il n'y aura bientôt plus moyen de vivre, les commerçants ne savent plus où s'arrêter, l'argent disparaît aussitôt gagné ! » ; ou encore, de temps à autre, ici ou là, « ah ! ne jamais voir le fond de sa bourse, donner un sou pour un sou, et recevoir treize contre une douzaine ! ».
Mon destin fut de rencontrer de petites gens. De modestes fonctionnaires et des laborieux, qui devaient tirer le diable par la queue. Ce n'était pas le dénuement, cependant, par défaut de volonté, sans espoir de gagner assez pour dépenser sans remords, ils finissaient par être pénétrés d'une sorte de mépris pour l'argent. Une personne économe leur paraissait un être sordide. Ils pardonnaient plus aisément le prodigue qu'un radin et admiraient un âme généreuse bien davantage que celle qui épargne.
Ma parentèle étaient de ceux-là. Tout juste si pour eux, un avare n'était guère plus qu'un capitaliste et un pêcheur. Ils n'appréciaient pas nos velléités d'épargne. Un jour, je ne sais plus qui me donna une tirelire en faïence : un joli lapin muni d'une fente sur le dos. Il ne tarda pas à se remplir de monnaies, montré qu'il était à tous les visiteurs de la maison. Puis il devint lourd et ne tintait même plus quand on le secouait.
« Il est temps de briser ta tirelire », suggéra Marie. Moi je voulais récupérer mon argent pour m'acheter un jouet quelconque. Mais casser mon lapin ! Et j'allai voir mon père. Il fut satisfait de ma demande. Il prit un bout de fil de fer et, avec beaucoup de soin, fit sortir les pièces de monnaies, une à une. Je n'avais pas autant de patience. Avec mon fil, je farfouillai donc dans le ventre du lapin, comme je l'avais vu faire. Mais j'allai trop vite ; ce dernier tomba et se brisa en milles morceaux ! Je pleurai un instant puis Marie rassembla les débris avec son balai et sa pelle et jeta le tout dans la poubelle. Je n'achetai pas d'autre tirelire.
Une fois, mon père se mit en colère quand je lui rapportai que le maître d'école voulait que je lui apporte, chaque mois, de l'argent à mettre à la Caisse d'Épargne, afin d'obtenir, plus tard, une pension de vieillesse ! « Voleur !, dit-il, voleur !, tu n'auras pas un sou de mon fils, entends bien, l'argent m'appartient, à moi seul, pour que je le dépense, le dépense, oui. Et si cela ne lui plaît pas, dis-le moi, je vais allez le voir ! ».
Avec ça, il m'était défendu d'acheter des bonbons; je ne crois pas m'en être procuré, même une fois, quand j'étais enfant. J'achetais de petits jouets, « made in Germany », qui ne duraient pas longtemps. Je prenais des feuilles où découper des soldats, des maisons, des églises, des pagodes, des mosquées, que sais-je encore, que je collais avec de la gomme arabique qui me restait ensuite sur les doigts, les vêtements et même sur les cheveux. J'achetais aussi des boites de craies qui s'usaient vite, où je creusais vite un trou; des crayons de couleurs qui se brisaient ou que je taillais tellement qu'il n'en restait bientôt plus rien. J'achetais des bateaux à voile qui ne flottaient pas d'aplomb, des toupies qui ne tournaient pas, des canettes (billes) qui trouaient mes poches.
Nous voilà bien loin de ma grand-mère et de la livre de beurre. Mais ici, il me faut faire des louanges à mes parents et à moi-même car, grognant toujours contre la cherté des choses, nous n'avons jamais approché la fortune ... et Dieu non plus, il le sait bien.
Notes :
1. Nouvelle traduite du breton, tirée de Eñvorennoù, Roparz Hemon, al Liamm, 1998 ; Gant aotre hegarat "Eñvor Roparz Hemon", perc'henn war gwirioù Roparz Hemon © Eñvor Roparz Hemon / Avec l'aimable autorisation de "Eñvor Roparz Hemon", détenteur des droits sur l'oeuvre de Roparz Hemon © Eñvor Roparz Hemon
2. Place Médisance ou place Marcelin-Berthelot, aujourd'hui disparue
3. Un Réal vaut cinq sous, vient de « Royal »