Monsieur le Président, Chers collègues,
30 ans après l'acte I de la décentralisation et 10 ans après l'acte II, qui donne un sentiment d'ailleurs d'inachevé, je crois que, tant les élus que nos concitoyens, n'y retrouvent pas leurs petits. Le modèle est devenu totalement illisible et il est temps de réinterroger le fondement politique et financier de la décentralisation.
Permettez-moi de le faire au travers de trois observations :
- Les lois de 1982 n'ont pas tant transféré des compétences à proprement parler aux régions et aux départements, mais beaucoup plus des services et des responsabilités de gestion. Je prendrai quelques exemples : les services de la Protection Maternelle et Infantile (les PMI) et l'Aide sociale à l'enfance (l'ASE) constituent des dépenses majeures pour les départements. Les textes disent que ce sont des services qui ont été transférés et aujourd'hui, le code de l'action sociale et de la famille parle toujours des services de la PMI et de l'ASE ce qui laisse très peu de marge de manœuvre en terme organisationnel pour les départements. Quelle est la marge de manœuvre des départements dans la gestion de l'APA ? Quelle est la marge de manœuvre des régions en matière de formation professionnelle ? Il faut bien reconnaître que nous sommes aujourd'hui dans une situation qui reste très ambiguë avec une prescription nationale, au nom de l'égalité républicaine, et une mise en œuvre locale confiée à des élus qui ne disposent d'aucune ou de très peu de marge de manœuvre pour adapter la prescription nationale tout en ayant une obligation de financement. Il me semble qui nous sommes assez loin du principe posé par l'article 72 de la Constitution qui stipule "dans les conditions prévues par la loi, les collectivités s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire de l'exercice de leur compétence".
- 2ème observation. Dans le même temps où l'on transférait des compétences de gestion, il n'en a pas été tiré toutes les conséquences sur le plan financier. Le paradoxe est que plus nous irons vers une République décentralisée, plus nous devrons mettre en place des dispositifs de péréquation et de dotations d'Etat assez antinomique avec l'autonomie fiscale que nous réclamons tous par ailleurs en tant que gestionnaire. Ce n'est pas tout à fait anodin. Lors de la seconde vague de décentralisation en 2003, la Constitution a été modifiée par l'ajout de l'article 72.2 qui introduisait la notion de péréquation et de transfert de compétences devant être accompagnée de l'attribution de ressources. Pour autant, les dotations liées au transfert de compétences ne tiennent pas ou insuffisamment compte des évolutions dans le temps des populations et des besoins exprimés. Les dotations aux collectivités locales doivent être revisitées pour être établies à partir de critères objectifs ayant un lien avec les compétences et les missions effectivement exercées et déléguées. Par exemple, le nombre de personnes âgées dépendantes, le nombre de lycéens, etc… Ce qui suppose, il faut en être bien conscients, qu'elles ne peuvent pas être acquises de façon définitive mais qu'elles seront et qu'elles devraient être évolutives à la baisse ou à la hausse en fonction des charges réelles. Tout le débat sur la péréquation, qu'elle soit horizontale ou verticale, est l'illustration sur le volet financier que les lois de décentralisation n'ont pas été me semble-t-il traitées au fond.
- 3ème observation. Si nos concitoyens connaissent leur maire, leur député et assez souvent leur conseiller général en milieu rural, il faut bien reconnaitre que les autres élus ne sont pas toujours identifiés à la hauteur de leur mérite et de leur qualité. La seule chose que nos concitoyens voient assez clairement depuis de nombreuses années, c'est une hausse constante des impôts locaux. Pour autant, ils ont parfois du mal à associer celle-ci à une amélioration sensible de la qualité des services publics, pas plus qu'ils ne l'associent à une plus grande efficacité de l'action publique sur les sujets qui les concernent directement. Conséquence directe de cet état de fait et signe inquiétant pour notre démocratie, alors que les élus locaux étaient jusqu'à présent relativement épargnés par les critiques de plus en plus dures de nos concitoyens à l'égard du personnel politique, les maires, pourtant symboles de proximité, se retrouvent dans les dernières enquêtes d'opinion jugées bien plus sévèrement que par le passé.
A partir de ce constat, je voudrais tenter d'identifier trois questions auxquelles il va falloir que nous répondions :
- 1ère question : qu'est-ce que l'on met derrière le mot décentralisation ? J'ai bien entendu ce qu'a dit la ministre. Est-ce que nous optons pour une décentralisation au sens où on l'entend d'habitude, à savoir un transfert de gestion du national vers le local, mais encadré par des règles nationales ? Ce qui signifie que, peu ou prou, le gestionnaire opère pour le compte de l'Etat. Ou est-ce que nous optons pour une déconcentration des pouvoirs autorisant une marge de manœuvre de la part de gestionnaires locaux en nous acheminant vers une logique plus faible ?
- la 2ème question qu'il faut se poser, est celle des compétences de l'Etat dans le cadre de ces grandes missions régaliennes. Quelles compétences pouvons-nous transférer pour ne pas employer le mot décentralisation ? J'étendrai cette question générale à une mission particulière de l'Etat qui n'est peut-être pas suffisamment affirmée. Il me semble qu'il a vocation à être garant du lien social et du lien territorial. En quelque sorte, il s'agit de conjuguer responsabilité et pragmatisme, diversité et unité. Il ne peut pas y avoir de conflit de légitimité pour nous. Les élus locaux n'ont ni vocation à être les opposants politiques du gouvernement en place, ni les relais de celui-ci. Ils ne sont ni les collaborateurs du gouvernement, ni ces détracteurs légitimés par le suffrage universel. Ils sont des acteurs publics chargés d'assumer une mission de service public que la loi leur a confiée. Ils sont responsables de celle-ci devant le corps électoral. Je suis désolé de dire que j'ai été assez choqué quand j'ai entendu un président de région, devenu ministre, expliquer que les collectivités territoriales et singulièrement la nôtre devaient être un contre-pouvoir. J'ai été à nouveau étonné hier quand j'ai entendu le président actuel expliquer que l'on allait s'engager derrière le gouvernement parce que l'on avait confiance en lui. Ce n'est pas la question qui est posée, la question c'est d'assumer notre mission en toute liberté, et une vraie décentralisation ne consiste pas d'être à la remorque ou en opposition du gouvernement en fonction de notre sentiment politique personnel. Il ne faudrait pas, mes chers collègues, que nos collectivités territoriales, sous couvert de promouvoir et de défendre leurs intérêts, en viennent à oublier la finalité de l'action publique et participent malgré elles d'une forme de corporatisme qui menacerait directement l'unité nationale. Il ne peut pas y avoir deux actions publiques, l'une nationale et l'autre territoriale, qui fonctionneraient de façon parallèle, en s'ignorant de façon désordonnée en se superposant ou, pire encore, de façon frontale en s'opposant. Cette clarification est d'autant plus vitale que redonnant à l'action publique une unité, une cohérence, une perspective, nous pourrions mettre un terme à l'idée selon laquelle citoyenneté et nationalité pourraient être dissociables. La première exprimant le collectif et le local, la seconde l'individuel et le national. L'action publique est là pour servir le collectif, qu'elle se situe au niveau local ou national, et la nationalité ne peut être relative ou partielle. C'est pour cette raison que je réaffirme que le droit de vote est universel et qu'il est lié à l'acquisition de la nationalité et non fonction de la résidence ou du paiement d'impôts locaux.
- 3ème question, celle des ressources. Chacun sait que plus nous irons, je l'ai déjà dit, vers des compétences décentralisées, plus nous devrons, au plan national, mettre en place des dispositifs de péréquation. Je suis au regret de constater que la richesse et la dépense ne sont pas également réparties sur le territoire. Alors, j'ai entendu et lu avec énormément d'intérêt le discours prononcé par la ministre de la Réforme de l'État et de la Décentralisation et de la Fonction publique le 23 octobre, à l'occasion d'un colloque sur les 30 ans de la décentralisation. Je crois que c'est une bonne question qui était posée par la ministre. Mais il faut lever une ambiguïté : lorsqu'elle dit qu'il faut restaurer l'autonomie fiscale des régions, est-ce que l'on parle d'une autonomie fiscale ou d'une autonomie financière ? Est-ce que l'on veut faire reposer le financement des missions d'Etat, actuellement assumé par celui-ci, sur les collectivités territoriales en leur demandant de financer ces dépenses sur leur manne territoriale ? Il ne faut pas tout confondre. Il a été évoqué la question de la péréquation horizontale et de la péréquation verticale. Je suis au regret de dire que la péréquation horizontale introduite au travers du FPIC il y a maintenant un an, ce n'est pas des dotations d'Etat ! Il ne transite pas par le budget de l'Etat, il s'agit bien d'un prélèvement directement opéré sur un territoire donné, riche ou identifié comme tel, pour affecter un territoire donné identifié comme pauvre. Donc je suis un petit peu inquiet quand je vois que l'on pourrait le réintroduire dans le budget de l'Etat au type d'une nouvelle forme de péréquation. Je suis toujours inquiet en entendant le ministre de l'Education nationale expliquer qu'il allait financer les rythmes scolaires avec cette dotation. Concrètement, cela veut dire qu'il est fait la négation de la péréquation horizontale qui me semblait pourtant une avancée ! Je crains vraiment, chers collègues, que c'est parce que nous n'avons pas pris le temps de répondre à ces questions par le passé, que nous sommes aujourd'hui dans cette situation d'ambigüité. Je suis rassuré parce qu'il s'agit que d'un document provisoire. Je n'ai pas vu dans le document, qui est soumis à notre débat ce matin, le début du commencement d'une réponse sur ces trois questions. J'avoue que dans le document dont madame la ministre vient de nous dire « qu'il était tombé du camion », le camion a une entête tout de même et je l'ai trouvé sur le site de la DGCL. S'il est tombé du camion et que ce n'est pas le document officiel, c'est une bonne nouvelle, cela m'évitera d'en faire un commentaire trop critique. Mais pour autant, je n'ai pas vu dans ce document, qui ne serait qu'un document de travail, de perspectives. Alors chers collègues, sur ce sujet qui pour moi est important et finalement devrait être consensuel, il me paraîtrait souhaitable que l'on tienne un discours continu, indépendamment du contexte politique dans lequel nous sommes. On ne peut pas changer d'avis parce que le Président de la République a changé !
Je voudrais prendre quelques exemples :
- L'année dernière, et je tiens les citations à la disposition de qui le veut. Je me souviens d'une citation très forte, lorsque le ministre du budget de l'Etat avait envisagé de prélever 200 millions sur les dotations des collectivités territoriales pour équilibrer son budget qui en déficit. Qu'avait-on entendu : "C'est un Hold up" les collectivités territoriales ne sont en rien responsables du déficit de l'Etat. Un an après, article 8 du projet de loi de finances publiques : "Les collectivités territoriales contribuent à l'effort de redressement des finances publiques selon des modalités à l'élaboration desquelles elles sont associées". Je suis donc un peu étonné, qu'un an plus tard, on envisage de prélever 1 milliard et demi et qu'on nous dise "c'est très bien". Moi j'ai été de ceux qui avant le 6 mai 2012, pensaient qu'il y avait une crise. Le 7 mai au matin, il y avait toujours cette crise, et par conséquent, évidemment que les collectivités territoriales ne peuvent pas vivre indépendamment de ce contexte national. Evidemment, l'effort de redressement des finances publiques aura pour effet d'affecter les dotations aux collectivités ! Je l'avais dit avant le 6 mai, je le dis après le 6 mai et je ne suis pas choqué par cet article 8. Ce qui me choque, c'est cette capacité, en un an, à complètement changer les choses.
- Deuxièmement exemple. La clause de compétence générale. Mme Lebranchu a rappelé tout à l'heure sa position, elle ne sera donc pas choquée que je l'exprime clairement : c'était en décembre 2007 devant la commission Lambert, "la clause de compétence générale alliée aux quatre niveaux de collectivités territoriales, autrement dit aux quatre niveaux d'intérêt public local, engendre confusions, conflits, concurrence territoriale, doublons administratifs et perte d'argent public". Je lis avec attention, comme vous d'ailleurs, l'excellent, le remarquable discours prononcé par le Président de la République devant les Etats généraux de la Démocratie territoriale au mois de novembre : "il n'est pas question de remettre en cause la clause de compétence générale qui est un principe fondateur des collectivités locales depuis les origines de la République". Je vais à la page 6 du document qui nous est remis, "La Région est favorable à ce que le Parlement intervienne pour achever le système de répartition des responsabilités et remette alors en cause la clause de compétence générale pour le territoire concerné". Voilà un 2ème exemple qui mériterait peut-être que l'on cesse, en fonction de l'actualité politique, de changer de discours.
- 3ème exemple. La question de la tutelle d'une collectivité sur une autre. M.Hollande, toujours au mois de novembre, "pas question non plus de revenir sur l'absence de tutelle d'une collectivité sur l'autre". Qu'est-ce que je lis page 9 : une série de propositions, et le débat a été ouvert tout à l'heure, visant à établir des documents régionaux qui seraient opposables, et on a même parlé d'un pouvoir règlementaire. Moi je ne suis toujours pas choqué par cela ! Mais ça veut dire que l'on instruit ou que l'on met en place une tutelle. La Région ne serait pas une collectivité au sens où on l'entend d'habitude, elle serait une collectivité territoriale dotée de capacités règlementaires et par conséquent, exercerait une tutelle sur les Départements, sur les EPCI et sur les communes. Pourquoi pas ? Il faut le dire clairement, on ne peut pas continuer à vivre dans l'ambiguïté. Quand l'on considère que les difficultés que nous connaissons aujourd'hui sont peut-être le fait qu'on n'ait pas levé en temps et en heure les ambiguïtés, ce serait dommage de ne pas profiter de cet acte 3 de la décentralisation pour répondre à ces questions de fond.
Voilà quelques éléments que je voulais commenter et vous dire, Monsieur le Président, que je m'interroge sur le statut du document que vous nous soumettez. Il nous a été dit clairement en commission "il n'y a pas d'amendement", soit... "il n'y a pas de vote", dont acte… mais vous nous avez dit, tout à l'heure, "il va être enrichi et puis on l'enverra, le moment venu, au Gouvernement". Première question : est-ce que nous serons amenés à prononcer notre avis, avant qu'il devienne un document officiel définitif ? Deuxièmement, quelle est la nature exacte : est-ce une contribution de la collectivité territoriale Région, c'est-à-dire du Conseil régional que nous sommes ? Est-ce une contribution plus large, une contribution bretonne, du territoire, ce qui laisserait supposer que des concertations aient eu lieu avec la Département, les communes… et, peut-être un petit peu au-delà, excusez-moi, du B16 , parce que le Bretagne ne se limite tout de même pas aux agglomérations.
En conclusion, chers collègues, pour nous, l'organisation territoriale n'est pas une question administrative, un choix technique ou un choix de circonstance. C'est un choix politique au service de la cohésion sociale et territoriale de notre Pays. La diversité historique et géographique, la diversité culturelle de notre territoire est une richesse que nous voulons valoriser. L'unité de la Nation qui s'est construite sur une histoire et des valeurs partagées est sa force. La recherche du point d'équilibre, entre unité et diversité, doit être le fil conducteur de notre organisation territoriale et de ses évolutions. Nous privilégierons toujours la réaffirmation du rôle de l'Etat quand le lien social et territorial est en cause, car il y va de notre vivre ensemble et donc de notre unité. Nous en appellerons toujours à la mobilisation des acteurs locaux dès que l'expression de la diversité du territoire devient un gage d'efficacité et de responsabilité. La Région Bretagne, cela a été dit, a un message à passer dans la recherche de cet équilibre. Je regrette, Monsieur le Président, que votre document laisse à penser que votre ambition soit plus de substituer à un centralisme d'Etat, un centralisme régional, et de cela je ne suis pas certain que les Bretons et les Bretonnes le souhaitent.
Je vous remercie.