Depuis la Renaissance, dans un monde où la religion donnait à toute chose une signification théologique, des esprits rebelles ont tendu leurs regards vers la recherche d’explications rationnelles. En France et dans une grande partie de l’Europe, le mouvement vers les explications, au détriment d’une recherche de significations, a volé de victoires en victoires. Ce n’est plus l’hérésie, mais la démarche scientifique, qui est devenue la rivale de la religion. La science a conquis progressivement tous les territoires, celui de l’astronomie avec Galilée, de la biologie avec Darwin, de la psychologie avec Freud. Ernest Renan, en se penchant sur la vie de Jésus, a plongé le fer de l’explication dans le sanctuaire de la signification.
Le signifiant, rudement bousculé, a néanmoins survécu. Il correspond à une nécessité. Il a muté. En France, la laïcité est devenue le signifiant de la pensée des Lumières. Une religion républicaine s’est instituée, concurrente de la religion chrétienne. Les républicains ne l’ont pas inventée ; elle était déjà en germe chez les légistes de Philippe le Bel et les gallicans des siècles suivants.
Parallèlement à cette mutation du signifiant, le mouvement vers l’explication a étendu son domaine. L’école publique marque le combat, puis l’hégémonie de l’explication sur la signification. Le mouton est un animal herbivore ; il broute l’herbe et ses trois estomacs en permettent la digestion. A l’école confessionnelle, l’agneau est certes un herbivore, mais pas seulement. Il reste le symbole du Christ immolé pour le salut de l’humanité.
Le pic de tension entre soif d’explications et soif de significations a aussi été son dénouement. C’est l’émergence et la chute des deux totalitarismes du XXe siècle, semblables dans leurs dévastations, mais opposés dans leur moteur.
Le nazisme a donné ses signifiants pour permanents et obligatoires. Il emprunte logiquement ses images aux Croisés et aux chevaliers Teutoniques. Ce sont là des guerriers qui combattent au nom d’une signification totalisante. Pour eux, le sens de la vie individuelle et collective est l’avènement du royaume de Dieu. Pour les nazis, c’est l’espace vital du peuple allemand.
Un signifiant n’est pas un concept qui s’explique, mais qui se révèle. C’est une force qui inspire, qui transcende et qui s’impose. Dire que, pour un nazi, la vie d’un juif n’avait aucun poids est inexact ; elle n’avait pas pour eux une bonne signification.
Le communisme stalinien a donné ses explications pour obligatoires et englobantes. Il explique l’histoire humaine, même ses remous les plus incertains, par la science marxiste. Lyssenko explique la génétique végétale et rejette les travaux de Mendel comme réactionnaires. Kondratieff, dont les observations sur les cycles économiques ne correspondent pas aux explications préétablies, meurt en déportation. Contrairement aux purges nazies, les purges staliniennes exigent des accusés qu’ils contribuent à l’explication.
La victoire des deux alliés, libéralisme et communisme, face au nazisme, a été la victoire de l’explication sur la signification. Mais cette victoire était celle des armées de Pyrrhus face aux Romains. Les nazis avaient ressuscité à leur manière l’ancien monde, saturé de significations, de violence et d’arbitraire. Face à eux s’est coalisé le monde moderne. Mais celui-ci, saturé d’explications, se révèle triste et glacé. Les derniers penseurs des Lumières, Camus, Cioran, sont les penseurs de l’absurde et du désespoir.
Le mythe de Sisyphe, enchaîné à une tâche sans signification, n’est pas plus attirant que celui d’Œdipe, enchaîné à un destin sans explication.
Aujourd'hui, les terroristes… Champions des puretés religieuses, idéologiques, morales, de tout ce qui peut donner un sens à la vie… Le juge ne leur demande rien d’autre que des explications. Ils en manquent.
La brutalité fait partie de la nature. L’humiliation n’en fait pas partie. Dans un monde devenu aveuglant à force de Lumières, le jugement public, rationnel, définitif, a valeur de damnation. La défaite, lorsque l’explication la touche, devient intolérable. Le rapport du fort au faible se transforme en un rapport du fort au fou.
Avilir ou salir le fou est impossible ; l’explication ne trouve pas de prise. Dans les conflits sociaux, politiques ou religieux, le défi à la raison est une stratégie diaboliquement efficace. Elle est ingérable par la raison du plus fort.
Comment se construit l’identité du fou ? Ceux qui ne croient pas suffisamment en eux-mêmes s’en sortent par l’autodestruction, la dérision ou l’extravagance. Les alcooliques et les camés meurent en silence. Les médias fourmillent de satiristes. Les réseaux sociaux grouillent d’exhibitionnistes.
Les autres fous, les plus énergiques, les plus conscients d’une identité forte, usent de cet atout à travers la force violente et aussi la force créatrice. C’est bien connu, le génie côtoie la folie.
L’enjeu, pour le monde qui vient, n’est pas de forcer le fou à s’expliquer. L’enjeu est de ne pas lui laisser un monopole : celui de donner un sens à la vie.
La Bretagne peut en donner un. Contrairement aux folies qui mènent au terrorisme, il n'est ni universel, ni missionnaire. Paganisme ?