Voilà donc que commence en grandes pompes le « grand débat national », annoncé par une lettre aux Français envoyée par le Président, et poursuivi dans diverses villes moyennes, bouclées à double tour par la police, pour accueillir ce même Président. Des déploiements policiers dignes d’une visite de Trump au Mexique...
La première question qui se pose alors est de savoir si le président de la République se sent vraiment chez lui en parcourant cette France, dite « des territoires ». La deuxième interrogation porte sur la valeur « démocratique » d’un débat lancé de cette manière à la fois sécuritaire et incantatoire, quand le président se promet d’aligner autant de performances « physiques et intellectuelles » devant des parterres de maires ceints d’écharpes voyantes et tous adorateurs de l’Une et Indivisible République. Autant d’édiles porteurs d’interrogations et de grandes inquiétudes, mais tous prêts finalement à saluer les one man show d’un Emmanuel Macron si à l’aise devant des publics tirés, un Président dopé par l’envie d’éviter, à tout prix, la dissolution de l’Assemblée.
En parallèle à ce succès annoncé d’un tour de France bien mieux contrôlé que ne l’est la grande boucle, les media officiels ont la permission soudain d’évoquer les violences policières - et nous ne minimisons pas les violences que les forces de l’ordre ont subies, violences que nous condamnons - visant quelques dizaines de gilets jaunes et passants éborgnés, parfois amputés, ou matraqués plus qu’il ne faudrait. Après des semaines de silence, les chaînes publiques et privées relatent enfin l’insupportable, l’inexplicable, mais d’aucuns tempèrent assez vite et voilà même que des experts sur écran nous expliquent que c’était ça ou des dizaines de policiers lynchés. Personne ne ''moufte'' trop devant ces théories un rien surréalistes, ainsi les serviteurs de l’autoproclamée République des Droits de l’Homme admettent que la stratégie de la police française est guidée par une sorte de loi du talion immanente, et ces experts de conclure que ces tirs mortifères sont avant tout dissuasifs.
Personne ne rit dans les chaumières devant tant d’absurdité, mais voilà que le défenseur des droits de l’homme invite désormais à interdire certaines de ces armes le temps des manifestations. Un Jacques Toubon qu’on a connu plus sécuritaire et punchy dans un autre siècle, mais dont la parole ne porte plus aussi loin depuis qu’on a appris qu’il émargeait à 30.000 euros par mois.
Une autre de ses collègues haut-fonctionnaires, Chantal Jouano, directrice du CNDP (Commissions Nationale du Débat Public), avait, elle, décidé de faire l’impasse sur ce débat, après que le peuple, jaloux sûrement, eût appris qu’elle émargeait à 17.000 euros par mois, à la tête d’un de ces organismes dont la République raffole, et dont l’utilité reste mystérieuse. Il a fallu tout de même les réactions d’un grand nombre de citoyens pour que «là-haut» on comprenne le sens du mot « indécence ».
Pour que la vaste arnaque que révèle cet organigramme républicain doré sur tranche ne saute pas trop aux yeux, une autre ligne de défense, plus idéologique, avait été mise en place. Cette opération, ayant débuté sur les plateaux télé dès les premiers jours de la jacquerie, était menée par des dizaines de politiques et de journalistes, et même des experts en criminalité, qui posèrent un premier verdict sur les gilets jaunes : « ces gens-là », comme disait Brel, ces porteurs de gilets, à défaut de valises, ces encombrants de ronds points aux propos confus, ces ignorants des corps intermédiaires, ne sont rien moins que des ennemis de la démocratie représentative. Pire encore : ils n’aiment pas la République.
Les conclusions de ces sages, spécialistes également en bonnes tables parisiennes, se sont affinées au moment où commence le grand déballage national, ainsi livrent-ils leurs conclusions définitives sur le mouvement qui a mis le pays sans dessus-dessous. Ils ont maintenant le recul nécessaire, ont étudié les algorithmes de Facebook qui ont permis à la mayonnaise de prendre, et ont repéré les mots d’ordre subliminaux. Leur verdict est sans appel : les gilets jaunes sont d’extrême-droite.
Comment nous, observateurs non avertis, installés dans une province périphérique, pouvons-nous nous y retrouver ? Quand des manifestants estampillés d’extrême droite sont blessés, souvent gravement, par des policiers qui eux défendraient la République et par la même la démocratie.
N’assiste-t-on pas, impuissants, à une terrifiante perte de sens au coeur même de la République ? N’apercevons-nous pas, là au loin, la fin d’un monde bien moins prometteuse que notre fier Penn ar bed ? Faut-il se préparer à reconstruire, mais sur quelles bases ? À combattre, à fuir ?
Vu d’ici en tout cas, de Bretagne, où les gilets jaunes portent souvent haut le drapeau noir et blanc, sans que les journalistes ne commentent cette originalité et où, en dehors de Nantes, il y a eu pour l’instant un peu moins de blessés ou de casse qu’ailleurs, on se souvient d’abord que République et démocratie ne font pas toujours bon ménage, dans le monde et dans l’Histoire, et qu’une explication de texte sur le sens de ces mots serait évidemment nécessaire. Galvauder les mots « république » et « démocratie », les user à tout va devient tout bonnement insupportable. Surtout quand on sait qu’en l’absence de proportionnelle, et avec l’abstention record qui règne dans l’Hexagone, le soi-disant raz de marée LREM à l’Assemblée n’a été porté que par 20 % de la population en âge de voter.
Puis une analogie vient à l’esprit : cette République-là est née, en son temps, de la révolte d’un peuple qui avait faim et ne supportait plus les privilèges d’une minorité, la noblesse et le clergé d’avant 1789. Cette République-là a été enfantée dans la douleur quand les leaders de ce peuple en colère se raccourcissaient en série, avant que leurs armées n’aillent massacrer les opposants aux idées nouvelles, à Nantes et ailleurs.
Une grande différence apparaît cependant entre gilets jaunes et sans-culottes puisque ces derniers étaient conduits par une bourgeoisie en mal de privilèges, alors qu’aujourd’hui la grande bourgeoisie dirige pleinement la République, ayant au passage investi les palais et domaines des nobles.
Soyons-en sûrs, cette caste tricolorisée fera tout pour empêcher les gilets jaunes, les bonnets rouges, les petites mains et les sans-dents, et leurs sympathisants, de remettre le système en question.
Car ce grand débat national est au fond l’épilogue de 1789/1792 (la fin réelle de la monarchie et la naissance de la République en septembre). Un moment où l’on réalise enfin, à chaud, que cette France née autrefois dans la violence, n’est pas une véritable nation, mais plutôt le plus petit dénominateur commun d’intérêts particuliers particulièrement bien préservés, et bien organisés.
Et s’il fallait vraiment tout reprendre à zéro ?
Vincent Fraval, secrétaire général de Breizh Europa