L'école Notre-Dame de Lourdes est un petit établissement coincé au bout de la rue maréchal Le Flô, en contrebas de la gare et difficile d'accès. Mais c'est aussi un lieu de mémoire pour toute la Bretagne dont la chapelle conserve le souvenir des 39 enfants tués par le bombardement du 29 janvier 1943.
L'école, qui était en mauvaise situation financière en 2009 (voir le site) connaîtra sa dernière rentrée en septembre 2013. Le site doit être détruit, hormis la chapelle qui est le lieu de mémoire de l'un des bombardements de la Bretagne qui a suscité le plus d'émotion, sans être aussi meurtrier pourtant que ceux de Nantes (1.463 morts les 16 et 23 septembre 1943 (voir le site) et surtout celui de la gare de triage de Rennes par les Allemands, le 16 juin 1940, qui fit plus de 2000 morts dans une gare où stationnaient trains de troupes, trains de réfugiés et trains de munitions.
Si on s'en tient à la sécheresse des faits, Le vendredi 29 janvier 1943 à 14 h 15, par temps clair et ensoleillé, le squadron 226 de la Royal Air Force, basé à Morley à 150 km au nord-est de Londres, en deux vagues de six bombardiers Douglas Boston III en formation de combat, escortés de nombreux chasseurs et volant à basse altitude pour déjouer la surveillance radar, surgissent dans le ciel de Morlaix, moins d'une minute après le retentissement de l'alerte aérienne. Sous le feu des batteries de la DCA, ils visent le viaduc de Morlaix et larguent 48 bombes de 250 kilos dont une seulement touche la cible, endommageant une arche. Les autres tombent dans les alentours, sur les églises Saint Charles et Saint Melaine, et provoquent de graves dégâts : 67 morts civils sont recensés, parmi lesquels 39 enfants de deux à six ans et une institutrice de l'école Notre-Dame de Lourdes, sise juste sous le viaduc, et des pertes non chiffrées parmi les troupes d'occupation. Dès le 8 février 1943 la ligne est rétablie. Les Morlaisiens, les cheminots n'ont jamais compris le pourquoi de ce bombardement, alors qu'il était facile de bombarder le viaduc de la Méaugon à l'ouest de Saint-Brieuc, mais en pleine campagne déserte.
Cas unique en Bretagne, les victimes du bombardement sont inhumées ensemble, et sur le lieu même de leur mort. Mais rien ne signale cette chapelle, perdue au fond d'une impasse à contre-pente, au touriste esseulé. Cet isolement et la marginalisation de la mémoire sont dus à l'histoire très particulière de ce lieu de mémoire d'un des événements les plus douloureux de la seconde guerre mondiale en Finistère.
Dès les obsèques des victimes intervient la mise à part des victimes de l'école et des autres Morlaisiens tués. En effet, le lundi 1er février ont lieu deux cérémonies. L'officielle, en présence de Mgr Duparc venu exprès de Quimper malgré son grand âge et sa fatigue. Et l'autre, en l'église Saint-Martin où le recteur, sur la paroisse duquel se trouve l'école Notre-Dame de Lourdes, n'a rien voulu céder de ses prérogatives curiales, ni à l'évêché, ni à la préfecture, qui relaie les directives de Vichy (qui voulait que les inhumations de victimes des bombardements alliés se fasse le plus solennellement possible), et inhume en la présence de la Supérieure générale des Filles du Saint-Esprit dont dépend l'école, les 39 enfants victimes. A Morlaix, ville bleue entre les campagnes blanches et catholiques du Léon d'un côté, rouges et incroyantes du Trégor de l'autre, le coup de force du curé Étienne Monfort isole les victimes notoirement catholiques des autres. Mettant en exergue leur sacrifice et l'injustice de leur mort, Étienne Monfort construit un projet religieux local : faire vivre la mémoire et le deuil des victimes catholiques en construisant, sur le lieu de leur mort, un tombeau commun dans un lieu de culte qui ferait l'objet d'un pèlerinage, ce qu'il développe dans le bulletin de sa paroisse. Ce projet n'est pas approuvé par l'évêché, le recteur n'en a cure : souvent en conflit avec l'administration diocésaine, parfois brouillé avec ses confrères, l'abbé Monfort ne consentira à démissionner, sur la pression du curé-archiprêtre de Morlaix, qu'en 1954, à l'âge de soixante-seize ans ; refusant les nominations qui lui seront alors proposées par l'évêché, il se retirera comme prêtre habitué à Saint-Jean-du-Doigt et mourra trois ans plus tard.
L'injustice et la douleur ressentie par les Morlaisiens ne suffit pas pourtant à renverser leurs sentiments anglophiles, comme l’espéraient les autorités françaises vichyssoises d'alors. Les Bretons, restent anglophiles et anti-Allemands, même écrasés sous les bombes à Nantes, même quand leurs villes et villages sont arasés, leurs clochers abattus, leur terre transformée en nouveau Verdun (Saint-Nazaire en 1943, Brest et Saint-Malo en 1944, le front est de la Poche de Saint-Nazaire en 1945). Feiz ha Breiz y revient dans sa livraison de mars-avril 1943, par un article signé de son directeur, l'abbé Perrot, « Lazadeg an Innosanted ». Cependant il attribue la mort des enfants non à l'insondable Providence, mais aux manœuvres de Satan, insistant sur le massacre, analogue à celui ordonné par « le cruel roi Hérode » : « Crime horrible ! » (« Torfed euzus! »), écrit-il, adjurant « ceux qui sont responsables du massacre » d'arrêter de « faire le mal ».
Docteur Louis Dujardin, de Saint-Renan, celtisant érudit que ses travaux ont amené à tisser un vaste réseau de relations dans les diverses ramifications du mouvement breton, est le grand-père et le parrain de l'une des petites victimes. À la mémoire de sa petite-fille et de ses camarades de classe, il compose une longue complainte en breton, Gwerz Lazadeg Skolidigou Itron Varia Lourd, Montroulez, qu'il publie sous son pseudonyme habituel – Loeiz Lok – dans l'hebdomadaire catholique Le Courrier du Finistère du 5 juin 1943. Le texte file la métaphore des petites colombes massacrées par un cruel épervier et qui s'envolent avec la soeur Saint-Cyr Laurent, l'institutrice morte avec eux, tout droit vers le paradis, où la Vierge les accueille. Une deuxième version du chant paraît en décembre 1943 dans une plaquette et évoque pour la première fois la construction d'une chapelle qui sera dédiée à Notre-Dame des Anges : E koun hor bugale ni' savo eur chapel,| Eur baradozig koant, war an douar santel , en français En souvenir de nos enfants nous élèverons une chapelle,| Un joli petit paradis sur la terre sainte. Cette plaquette doit servir à réunir des fonds pour un édifice religieux qui sera conçu par l'architecte morlaisien Lionel Heuzé dans un style authentiquement breton et en belle pierre de Bretagne.
La guerre s'achève, mais la mémoire des enfants s'est ancrée dans le paysage morlaisien et leur piété religieuse. Une première tranche de travaux est réalisée en 1947, après accord de l'évêché. Fin octobre, un vitrail commémoratif commandé par le recteur est apposé dans le transept nord de l'église paroissiale Saint-Martin, tandis qu'à l'école est achevé le caveau destiné à recevoir les dépouilles des enfants et de leur maîtresse. Le transfert des corps fournit l'occasion d'une cérémonie solennelle le 1er février 1948, et trois images pieuses sont diffusées un peu partout via les écoles catholiques bretonnes pour financer la construction de la chapelle. Ces fonds ne suffisent pas, et le complément est apporté via une aide votée à l'unanimité par le conseil municipal de Morlaix et les dommages de guerre. La chapelle proprement dite est construite entre 1954 et 1957 et bénite le 3 février de cette même année, en présence de Mgr Fauvrel. L'œuvre voulue par l'abbé Monfort s'achève sans lui, puisqu'il n'est pas présent à l'inauguration, et meurt huit mois après. Leur mémoire, d'où la guerre et la bavure des alliés disparaissent dans les premières années de la Reconstruction, pour ne pas rouvrir les vieilles blessures bretonnes et françaises, glisse vers l'intercession : c'est grâce à eux, suggère l'abbé Monfort en 1948, que Morlaix a connu une libération sans histoire, loin de la tragédie de Brest reconquis maison à maison en 1944. Mais elle reste en-dehors de la mémoire publique, et s'écarte de la mémoire catholique après les grands bouleversements induits par le concile Vatican II et la montée en puissance dans l'église des modernistes qui rêvent une église adaptée au temps des hommes et des masses populaires.
La dimension de la piété bretonne survit, et est précieusement entretenue par la vieille école privée jusqu'à nos jours. Dépourvue de pèlerinage, mais servant à la messe solennelle le 29 janvier, la chapelle est le lieu central de l'histoire d'une école jadis sans histoire. Peu à peu, les blessures se referment. Michel le Bars, en précurseur dans Ouest-France en 1963, évoque le caractère irréfléchi de la décision des britanniques de bombarder le viaduc de Morlaix. A partir des années 1990, la mémoire se libère, la Bretagne revient du résistentialisme français, du mythe du tous résistants et se rend compte qu'en dehors des zones montagneuses ou reculées (Sologne, Morvan, Orne), la France a surtout été passive ou collaboratrice, les Français se sont surtout préoccupés de leur soupe plutôt que de résister, et ce sont les Corses, les Basques ou les Bretons qui ont livré le plus lourd tribut à la guerre, à une guerre qui n'était peut-être pas la leur. Morlaix se souvient à nouveau de ce pan de l'histoire récente laissé en friche, et la chapelle qui a failli passer au patrimoine urbain en 1985, et qui se trouve propriété d'une association constituée des familles des enfants victimes, réintègre à la fois la mémoire bretonne par l'architecture résolument nationale de la chapelle et la mémoire morlaisienne depuis le 60e anniversaire du bombardement. Yvon Tranvouez écrit dans son mémoire (annexé en pièce jointe de l'article) le changement de recteur, la double disqualification de l'école catholique par le camp laïque et par le clergé conciliaire, la réputation droitière des notables concernés et le relatif discrédit du mouvement breton ont fait obstacle à l'appropriation symbolique de Notre-Dame-des-Anges par l'ensemble de la population morlaisienne formant un nœud de mémoire qui est en train de se défaire aujourd'hui, alors que disparaît l'école, et que seule reste la chapelle, lieu de mémoire émouvant d'un Morlaix endeuillé mais libéré.
Louis-Benoît GREFFE