Depuis quelques années, certains individus (courageusement anonymes) et certains groupes (aux motivations obscures) font circuler sur internet des photographies - toujours les mêmes - prises lors de la chasse annuelle des globicéphales qui a lieu aux îles Féroé, déversent sur la 'toile' des horreurs contre les acteurs de cette chasse et intiment aux autorités danoises l'ordre de faire immédiatement cesser cette pratique ; ils invitent notamment à submerger l'ambassadeur du Danemark à Paris de lettres de protestation.
Ces photographies montrant le fond d'un fjord rouge de sang ne sont évidemment pas belles à voir - la mise à mort d'êtres vivants n'est jamais un spectacle plaisant - et suscitent spontanément chez les personnes sensibles une réelle émotion, d'autant plus qu'elles sont accompagnées de commentaires saisissants. Il est question de "tueries inimaginables", de "massacres sanguinaires", d'une "tradition abjecte", d'une "cruauté inouïe", d'animaux mis à mort "dans des conditions atroces" et un commentateur n'a pas à hésiter à écrire : "Les habitants du Danemark ne sont pas le peuple pacifique au comportement exemplaire au point de vue humain, politique et environnemental qu'on peut croire ..." Certains vont même jusqu'à prétendre que les chasseurs prennent plaisir à faire souffrir les globicéphales, par exemple en leur crevant d'abord les yeux... Des journalistes peu rigoureux, à la recherche de sujets à sensation, ont parfois repris et publiés ces images en les accompagnant eux aussi de commentaires délirants, sans jamais été voir eux-mêmes sur place.
Ces dénonciations virulentes montrent d'abord une chose évidente : les personnes qui les ont rédigées, n'ont jamais été elles-mêmes aux îles Féroé, n'ont pas assisté à cette chasse et laissent aller libre cours à leur imagination à partir de photos qui, évidemment, ne sont pas belles à voir. Ces accusations sont aussi odieuses et irresponsables que stupides. Les internautes qui reçoivent ces images, doivent savoir qu'ils sont victimes d'une campagne de désinformation et de manipulation indigne.
Il est clair que l'émotion que suscite la mise à mort des globicéphales (l'espèce en question est désignée sous le nom de "globicéphale noir" - globicephala melas - ou "baleine pilote") doit beaucoup au fait que ces petits cétacés ressemblent beaucoup aux dauphins, lesquels sont devenus dans notre imaginaire, grâce au cinéma et à la télévision, des animaux sympathiques dont nous nous sentons extrêmement proches (par un phénomène classique d'anthropomorphisme). La série télévisée "Flipper" produite aux États-Unis entre 1964 et 1967 (88 épisodes) a été vue par des centaines de millions de téléspectateurs dans le monde ; on y suit les exploits d'un dauphin, "Flipper" (rôle tenu en réalité par toute une série de dauphins) qui sauve notamment des nageurs en difficulté et des naufragés. C'est aussi le cas pour "Joséphine" dans "Le Grand Bleu", un film de Luc Besson qui a connu un succès mondial. Le dauphin est aujourd'hui un des animaux les plus populaires chez les enfants de nos pays. Les dauphins en peluche ont détrôné les oursons et il s'en vend chaque année des dizaines millions d'exemplaires dans les pays développés.
Il est sûr que le dauphin est un animal incroyable et très attachant; il a une capacité à apprendre, à résoudre des problèmes et à effectuer des tâches complexes, qui permet de comparer son intelligence à celles des cousins de l'homme que sont les primates. Les dauphins se laissent facilement apprivoiser et, dans de nombreux parcs aquatiques ou delphinariums, on peut admirer leurs tours et leurs prouesses. On peut même dans certains endroits nager parmi eux, en toute sécurité. Il est donc normal que la chasse de ces petits cétacés (ils peuvent atteindre jusqu'à 8 mètres), très proches des dauphins du cinéma, suscite spontanément une émotion et une sympathie, que ne provoqueraient certainement pas la chasse d'autres animaux marins qui inspirent la peur ou le dégoût comme les requins "mangeurs d'hommes" ou des pieuvres géantes... L'instrumentalisation des images de chasse par des personnes sans scrupules est donc extrêmement facile.
Mettre en cause, avec un discours haineux et tout à fait délirant, le Danemark et les Danois (les pauvres !) n'a pourtant aucun sens, pas plus d'ailleurs que l'invocation de l'Union européenne. En effet, si l'archipel des Féroé dépend bien nominalement de la couronne du Danemark, il jouit d'une autonomie quasi-complète et ne fait pas partie de l'Union européenne. Une partie des habitants souhaiterait d'ailleurs accéder à une complète indépendance. Le gouvernement danois n'a strictement rien à voir dans les pratiques de pêche ou de chasse des habitants des îles Féroé, sa compétence se limitant au seul domaine de la défense. Les îles Féroé ont depuis 60 ans un parlement souverain de 32 membres élus démocratiquement, un gouvernement et un président (actuellement une présidente : Madame Anfinn Kallsberg). Ignorer une réalité aussi fondamentale dénote bien le peu de sérieux des auteurs de cette campagne.
Les 47 000 habitants des îles Féroé constituent une petite nation scandinave bien distincte et ils parlent une langue assez différente du danois, mais proche de l'islandais, qui, malgré le faible nombre de ses locuteurs, a donné et donne toujours lieu à une production littéraire de qualité. Le féringien est enseigné dans toutes les écoles de l'archipel et c'est la langue dans laquelle sont publiés les journaux et périodiques de l'archipel ainsi que les livres qui y sont édités.
L'archipel des Féroé est composé de 18 îles, dont les côtes sont en grande partie constituées de falaises abruptes et où il n'y a guère d'agriculture possible. L'archipel ne possède pas de ressources minières et, en dehors de quelques troupeaux de moutons, la seule ressource des habitants dont les premiers sont arrivés de Scandinavie il y a près de 1 000 ans, a toujours été la pêche. C'est toujours vrai aujourd'hui. Le tourisme est très limité et l'archipel n'a jamais cherché non plus à devenir un 'paradis fiscal' et à attirer l'argent sale de la fraude, de la corruption, de la drogue et de la protitution, comme le font impunément certains micro-États de la planète, y compris en Europe... Les seuls emplois industriels de l'archipel sont ceux procurés par les usines de transformation du poisson et l'économie du pays est extrêmement dépendante du prix du poisson sur les marchés internationaux. Les eaux de l'archipel sont heureusement très poissonneuses, mais la surpêche pratiquée par de nombreux bateaux étrangers a failli faire disparaître cette unique ressource, si bien que les habitants de l'archipel, comme les Islandais, en ont pris le contrôle et la protègent désormais en en gèrant les stocks de manière très rigoureuse avec l'appui des scientifiques. Si l'on ne prend pas en compte cette réalité, elle aussi fondamentale, on ne peut rien comprendre à la situation des îles Féroé.
Les habitants des îles Féroé ne sont pas des inconnus pour les habitants de la Bretagne et il existe entre eux divers liens historiques qu'il est intéressant de souligner : une baie de l'archipel, Brendanvik, rappelle le passage du fameux moine voyageur irlandais, saint Brendan, dont plusieurs noms de lieux en Bretagne évoquent aussi le souvenir, parmi lesquels le nom de la commune de Saint-Brandan, à côté de Quintin. À maintes reprises au cours des siècles, des marins-pêcheurs bretons se rendant en Islande ou en revenant, ont trouvé refuge et accueil dans l'archipel. Yves de Kerguelen le visita en 1763-1764. Plus près de nous, le commandant Jean-Baptiste Charcot (1867-1937) y effectua une mission scientifique dont il rendit compte dans "Voyage aux îles Féroé" (1931) et ce grand savant évoqua la chasse traditionnelle aux globicéphales sans y trouver rien à redire. En août 1939, c'est l'ethnologue et peintre breton René-Yves Creston (1898-1964) qui s'embarqua à bord d'un bateau baleinier norvégien pour mener également une mission aux îles Féroé d'où il revint en octobre en passant par le Danemark et la Grande-Bretagne, la guerre ayant éclaté entre temps. René-Yves Creston en rapporta de nombreux dessins et peintures et ressentit lui aussi une vive admiration pour ce petit peuple courageux survivant depuis des siècles dans un milieu hostile, connaissant un très grand dénuement matériel, mais ayant pourtant un très haut niveau culturel. Il évoqua notamment ce séjour dans l'archipel dans son livre sur "La Navigation de saint Brendan. À la recherche du Paradis" (réédité en 1996 par les éditions Terre de brume et toujours disponible). Les Bretons ont quelques raisons de ne pas pas se joindre aveuglément à une chasse aux sorcières orchestrée par des individus ou des groupes qui, manifestement, n'ont qu'une vision lointaine, simpliste et même franchement caricaturale de la réalité des îles Féroé.
Certains de ces justiciers auto-proclamés ont évoqué à propos de la chasse aux globicéphales la menace de disparition des baleines et le moratoire international à la pêche à la baleine auquel ont adhéré de nombreux de pays de la planète, pour prétendre interdire cette chasse aux Féroé, mais il faut savoir qu'à la différence d'autres baleines, cette espèce de mammifères marins n'est absolument pas menacée dans l'Atlantique Nod; bien au contraire, sa population aurait tendance à augmenter depuis quelques années.
Il faut aussi savoir que les globicéphales dont de très gros consommateurs de poisson et donc, aux yeux des pêcheurs de l'archipel, ce sont des prédateurs qui ponctionnent fortement l'unique ressource des habitants de l'archipel. Ils peuvent aussi occasionner de gros dégâts dans les filets des pêcheurs de l'archipel. La chasse annuelle des globicéphales qui se pratique depuis un millénaire dans les eaux féringiennes, joue un rôle de régulation et ne s'effectue pas de manière sauvage et irresponsable, mais sous le contrôle des scientifiques, de manière organisée et contrôlée...
Le gouvernement australien a décidé récemment, avec l'accord des associations de défenses des animaux, de favoriser des battues à travers tout le pays pour réduire le nombre des kangourous (ils sont plus de 30 millions) dont la prolifération risque de mener à une catastrophe écologique pour l'écosystème de nombreuses régions. En Afrique, les experts ont tiré également le signal d'alarme devant l'augmentation considérable du nombre des éléphants, à la suite de la lutte efficace menée contre le braconnage et le trafic de l'ivoire ; cette augmentation commence à poser de sérieux problèmes et des mesures vont être prises pour ramener la population des éléphants à un niveau acceptable. Ce que comprend l'opinion internationale dans le cas des kangourous et des éléphants, elle doit pouvoir aussi le comprendre dans le cas des globicéphales aux Féroé.
La chasse annuelle des globicéphales aux Féroé n'est en aucune manière un massacre gratuit que certains perpétuerait seulement pour s'amuser, "just for fun". Elle n'est pas pratiquée par les membres d'une “jeunesse dorée”, riche et oisive, qui n'existe pas aux Féroé, mais par des jeunes gens qui gagnent durement leur vie toute l'année comme marins-pêcheurs ou comme ouvriers des usines de transformation du poisson. Elle s'inscrit dans une tradition multiséculaire, qui fait partie de la culture des habitants de l'archipel depuis toujours. Dans cet archipel où absolument toute la nourriture, en dehors du poisson (et des oiseaux de mer, notamment les macareux, qui font aussi partie de l'alimentation traditionnelle des Féringiens), doit être importée de l'extérieur, les habitants de pays du continent qui bénéficient de ressources alimentaires abondantes et variées, auraient mauvaise grâce à reprocher aux habitants de l'archipel d'apprécier depuis des siècles la viande de mammifères marins.
Cette chasse n'est en aucune façon motivée par des considérations financières ou mercantiles et il faut que chacun sache que la viande des globicéphales tués lors de la chasse annuelle est immédiatement découpée et partagée entre tous les habitants. Des parts importantes sont portées aux personnes âgées à leur domicile ainsi que dans les maisons de retraite... Ce partage fait partie de la tradition des insulaires qui conservent un sens communautaire très fort.
Même si la pratique de cette chasse nécessite une solide vigueur physique et ne peut donc être pratiquée que par des hommes jeunes, je peux dire pour en avoir été personnellement témoin (lors d'un séjour de quelques jours aux îles Féroé, il y a plusieurs années) qu'elle ne s'accompagne à aucun moment d'actes de sadisme et de cruauté, et il est abominable de voir des personnes qui vivent confortablement à des milliers de kilomètres de cet archipel, affirmer le contraire de manière parfaitement gratuite et irresponsable, sans y avoir eux-mêmes assisté; bien sûr les globicéphales se débattent mais tout l'art des chasseurs, depuis toujours, consiste justement à atteindre leur centre cervical de manière à les tuer instantanément, sans les faire souffrir.
On peut comprendre bien sûr que la vue du sang suscite répulsion et compassion, mais les habitants de l'archipel qui assistent chaque année à cette chasse, restent parfaitement calmes et ne manifestent absolument pas de joie hystérique et grégaire comme celle que l'on peut observer, par exemple, en Espagne et dans le sud de la France lors des corridas au moment de la mise à mort de taureaux, dont on admettra qu'elle n'est imposée, elle, par aucune nécessité économique.
Il est très facile de manipuler des images, de les multiplier à l'infini sur internet et de susciter ainsi des mouvements d'opinion en jouant sur l'émotion, mais est-ce bien honnête ? Pourquoi un tel lynchage médiatique des habitants des îles Féroé ?
Cette campagne actuelle contre la petite nation des îles Féroé semble agiter beaucoup de monde surtout en Espagne, en France et en Italie. Est-ce un hasard si ce sont précisément les trois pays de l'Union européenne qui comptent le plus de chasseurs : 925 000 en Italie, 1 000 000 en Espagne et 1 400 000 en France. Que pourrait-on dire de ces millions d'Européens qui prennent du plaisir à tuer dans la nature des animaux sauvage sans aucune nécessité chaque année ? Des dizaines de milliers de Français vivant à la campagne se livrent chaque année chez eux, souvent de manière festive, en compagnie de parents ou de voisins, à la tuerie d'un cochon, immédiatement transformé en délicieuses cochonnailles : boudin, saucisses, rillettes, côtelettes, tripes, andouillette, rôti, etc., sans que personne ne s'en émeuve particulièrement, même si les malheureuses bêtes ne manquent pas de protester bruyamment à chaque fois contre le mauvais sort qu'on s'apprête à leur faire subir. Leurs cris ne soulèvent guère d'émotion et aucun photographe ne vient saisir sur la pellicule leurs derniers instants pour diffuser ces images sur internet. Personne ne semble encore avoir jusqu'ici éprouvé le besoin de dénoncer cette pratique 'sadique et barbare' sur internet et d'inviter les internautes à submerger les ambassades et consulats français dans le monde de courriers vengeurs.
Ne serait-il pas plus juste de dénoncer et combattre la souffrance animale qui existe encore à très grande échelle dans trop d'élevages industriels, dans le transport des animaux sur nos routes et dans nos abattoirs ? De réels progrès ont été accomplis sous la pression d'ailleurs des institutions européennes, mais il reste encore bien des progrès à faire. Là, ce n'est pas le sort de quelques dizaines de cétacés qui est en cause, mais celui de dizaines de millions de veaux, vaches, moutons et cochons et des centaines de millions d'animaux de basse cour. Qui sont ces gens qui prétendent ainsi s'ériger en juges des habitants des îles Féroé, les dénoncer, les injurier, les salir et leur imposer leur conduite ?
Cette campagne de diabolisation est scandaleuse et injuste. Elle montre aussi comment le merveilleux outil de communication entre les habitants de la planète qu'est internet, peut être instrumentalisé par certains au service de bien mauvaises causes : négationnisme, racisme, révisionnisme, etc. Cet exemple doit nous inciter à développer notre esprit critique, à nous méfier de ce qui paraît de manière bien simpliste et bien primaire être "politiquement correct", et à nous méfier particulièrement des “informations” diffusées sur internet dont les auteurs ne sont pas clairement identifiés.