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- Chronique -
Les Bretons et l'Islande (5). Un miracle économique fondé sur le poisson
Jusqu'au début du XXe siècle, les Islandais ont été parmi les plus pauvres des Européens, peinant pour survivre bien difficilement sur un sol ingrat, largement délaissés par la puissance coloniale dont ils dépendaient, le royaume de Danemark, n'ayant accès que marginalement à la grande richesse naturelle de leur pays, la pêche, en laissant d'ailleurs à d'autres le profit de leurs efforts. Pourtant les parages maritimes de l'Islande constituent la zone la plus poissonneuse du monde
Par Bernard Le Nail pour ABP le 26/08/08 8:15

Jusqu'au début du XXe siècle, les Islandais ont été parmi les plus pauvres des Européens, peinant pour survivre bien difficilement sur un sol ingrat, largement délaissés par la puissance coloniale dont ils dépendaient – le royaume de Danemark – et n'ayant accès que marginalement à la grande richesse naturelle de leur pays, la pêche, en laissant d'ailleurs à d'autres le profit de leurs efforts. Pourtant les parages maritimes de l'Islande constituent la zone la plus poissonneuse du monde, du fait de la rencontre du Gulf Stream et de courants très froids venant de l'océan glacial arctique.

Pendant plusieurs siècles, ce sont des bateaux étrangers (notamment bretons, de 1852 à 1935) qui sont venus exploiter cette richesse, sans que le gouvernement de la métropole coloniale, à Copenhague, s'en émeuve vraiment. Il a fallu attendre l'indépendance, le 17 juin 1944, pour que les Islandais retrouvent la maîtrise de leur destin et s'engagent dans un processus de conquête de leur souveraineté économique, en n'hésitant pas pour cela à affronter durement à plusieurs reprises une grande puissance : le Royaume-Uni. Leur détermination les mena à la victoire et, grâce à la pêche, les Islandais jouissent aujourd'hui d'un des plus hauts niveaux de vie de la planète – le cinquième.

L'absence de véritables forêts et donc de bois d'œuvre dans l'île a constitué pendant très longtemps un obstacle majeur au développement d'activités de construction navale et à la constitution d'une véritable flottille de pêche. Dérivés des knörr, ces robustes bateaux de transport qui avaient amené les premiers habitants de l'Islande – 432 colonisateurs arrivés entre 874 et 930, avec leurs familles et du bétail – l'eftirbatur est un bateau nettement plus petit, également construit à clins, facile à charger et à décharger, qui a été utilisé pendant des siècles pour les transports autour de l'île et aussi pour la pêche. Il pouvait emmener une dizaine d'hommes et avançait à la rame, avec l'appui d'une voile. Les premiers témoignages que l'on en a datent du XIVe siècle. Ces bateaux ne s'éloignaient jamais à plus de 2 à 3 miles de la côte et pratiquaient exclusivement la pêche avec des lignes munies d'hameçons (les marins-pêcheurs islandais n'utilisèrent pas de filets avant 1896 et ceux-ci ne commencèrent vraiment à se généraliser qu'après 1900). Une des raisons de la persistance de ces canots à rame, qui pouvaient être aisément tirés sur les grèves, fut l'absence totale de vrais ports. En 1874, on recensait 3 300 bateaux à rames sur l'ensemble de l'Islande. Il y en avait encore près d'un millier en 1920 et plus seulement que 171 en 1930.

À défaut de ports, il y avait des hameaux de pêcheurs situés au bord de lieux abrités et on comptait environ 330 de ces "stations" de pêche sur l'ensemble de l'île. Il y avait traditionnellement trois saisons de pêche chaque année : une saison d'hiver, de la Chandeleur (2 février) au 11 mai, une saison d'été, du 12 mai à la Saint-Jean et une saison d'automne, du 23 septembre à Noël. Les poissons pêchés étaient vidés et lavés, leurs têtes étaient enlevées et ils étaient suspendus au grand air pour sécher.

La conversion au christianisme vers l'an Mil stimula la demande de poisson. Il fallait en effet du poisson pour remplacer la viande les vendredis et les autres jours "maigres" et, après la Réforme, ce sont surtout les pays catholiques du sud de l'Europe qui cherchèrent à acheter des quantités croissantes de poisson auprès des pays d'Europe du Nord. Les poissons séchés en provenance d'Islande furent réputés de bonne heure, mais, durant des siècles, ce sont des commerçants étrangers qui vinrent les acheter, à vil prix, aux Islandais et qui se chargèrent de les transporter et de les vendre. Le port norvégien de Bergen fut longtemps le grand centre de ce négoce, assuré par des Hanséates (commerçants de la Ligue Hanséatique, dont Lubeck était le centre). Par la suite, les pêcheurs islandais virent venir des acheteurs danois et également britanniques et norvégiens. Les Islandais n'avaient pas d'expérience de la commercialisation et pas de contacts directs avec les marchés. Pendant des siècles, ce sont donc des négociants étrangers qui empochèrent l'essentiel des profits liés à cette activité.


Des ressources bradées par la métropole coloniale

Tout allait bouger à l'époque contemporaine. Aux barques à rames allaient succéder des bateaux pontés à partir de la fin du XIXe siècle. En 1897, il y avait déjà 127 bateaux pontés à voiles en service, en 1903, il y en avait 137 et en 1906, 169, montés par 2 200 marins-pêcheurs. Au milieu du XXe siècle, la capacité de la flotte de pêche islandaise commença à augmenter fortement, se heurtant alors bientôt aux flottilles étrangères depuis longtemps présentes au large des côtes islandaises. Dès le début du XVIe siècle, des bateaux de pêche venant d'autres pays européens, dont la Bretagne, fréquentaient déjà les eaux islandaises et il faut dire que, pendant des siècles, la notion d'eaux territoriales est restée assez floue. Du XVIIe au XIXe siècle, beaucoup de pays admettaient que les droits de pêche des pays côtiers leur appartenaient exclusivement dans une zone s'étendant jusqu'à 14 milles marins (un mille marin équivaut à 1 852 m), mais, comme ces pays n'avaient pas les moyens de surveiller vraiment cet espace, cette disposition restait très théorique. En ce qui concerne les habitants de l'Islande, contraints à une pêche en vue des côtes, elle n'avait aucune portée.

La situation changea soudain quand le gouvernement de Copenhague et le gouvernement de Londres passèrent ensemble en 1901 un accord sur les droits de pêche. Les Danois qui souhaitaient développer leurs exportations alimentaires – beurre, fromages, bacon, jambon, salaisons – vers l'important marché britannique, concédèrent le droit aux pêcheurs du Royaume-Uni de s'avancer jusqu'à 3 milles des côtes de l'Islande, et ce, pour une durée de 50 ans. Cet accord était passé sur le dos des Islandais par la métropole coloniale dont ils dépendaient. Comme les pêcheurs britanniques, en particulier ceux des ports de Hull, Grimsby et Aberdeen étaient déjà bien équipés en chalutiers industriels à vapeur, ils allaient prélever des quantités considérables de poissons des eaux islandaises, en particulier dans les zones de reproduction de diverses espèces, proches de la côte. Les autorités islandaises prirent bientôt conscience que cette surpêche (overfishing) risquait de mener à l'épuisement des zones les plus riches, mais leurs protestations ne furent guère entendues par le gouvernement danois et, de toutes façons, celui-ci s'estimait lié par traité jusqu'en 1951.


L'indépendance politique mène à la reconquête des ressources du pays

L'accession de l'Islande à l'indépendance en 1944 allait changer le cadre des rapports avec le Royaume-Uni. Dès 1948, le gouvernement de Reykjavik introduisit une législation prévoyant de revoir les zones de pêche au large des côtes du pays en fonction des données scientifiques concernant la ressource et, en 1952, il put ainsi décider de porter la zone protégée de 3 à 4 milles, ce qui eut pour conséquence de fermer aux chalutiers étrangers l'accès à tous les fjords et à toutes les baies, protégeant ainsi les frayères des morues et d'autres espèces de valeur. Tous les pays concernés acceptèrent cette nouvelle limite à l'exception de la Grande-Bretagne dont le gouvernement protesta avec véhémence et décida bientôt un boycott commercial du poisson venant d'Islande. L'effet de ce boycott, qui se poursuivit durant plusieurs années, fut d'abord désastreux pour les pêcheurs islandais qui vendaient beaucoup de poisson sur le marché britannique, mais, peu à peu, ils trouvèrent de nouveaux débouchés, essentiellement pour des produits de la mer surgelés, aux États-Unis, en Union Soviétique et dans d'autres pays, si bien que le boycott britannique finit par perdre toute importance.

Dans les années 1950 et 1960, l'humanité s'engagea dans un vaste mouvement de décolonisation et beaucoup de nouveaux États accédant à la souveraineté politique entreprirent d'acquérir aussi la souveraineté économique et de prendre le contrôle de leurs ressources naturelles. Pour les pays côtiers, cette prise de contrôle passait par la protection de leurs eaux côtières; les marins-pêcheurs bretons en savent quelque chose puisqu'ils devaient être notamment chassés quelques années plus tard des eaux mauritaniennes et brésiliennes...

Une convention des Nations Unies réunie en 1958 préconisa d'étendre dans le monde entier le domaine économique maritime des États riverains de 6 à 12 milles. Bien qu'une majorité d'États côtiers y soit favorable, aucun accord final ne put être trouvé. Vu la nécessité urgente de protéger ce qui était quasiment la seule ressource du pays, le gouvernement de Reykjavik décida de ne pas attendre davantage et, le 1er septembre 1958, la limite fut effectivement portée à 12 milles. Au jour dit, tous les navires étrangers sortirent de la zone exclusive, à l'exception des Britanniques que vinrent protéger des unités de la Royal Navy pour empêcher les garde-côtes islandais d'arraisonner les chalutiers et de les conduire dans les ports les plus proches. Le Royaume-Uni et la République d'Islande se trouvèrent alors en quasi-état de guerre : une "guerre de la morue". Il n'y eut pas de coups de feu tirés, mais des événements graves se produisirent. Ainsi, une unité de la Royal Navy fit prisonnier l'équipage d'un garde-côte islandais au moment où celui-ci arraisonnait un chalutier britannique. Les marins islandais restèrent détenus à son bord plusieurs jours avant d'être relâchés sur un canot à rames au milieu de la nuit, à proximité de la côte islandaise...

Cette guerre de la morue prit fin par un traité conclu en 1961 et dans lequel le gouvernement de Londres acceptait la nouvelle limite des 12 milles, moyennant l'autorisation pour ses navires de pouvoir encore continuer à pêcher certaines espèces encore pendant trois ans.

En Islande, la classe politique, suivie par l'opinion publique, commença bientôt à souhaiter une extension plus grande encore, d'autant plus que l'on constata dans les années 1970 une chute très importante des captures, révélant une réduction très sensible de la ressource. Le nouveau gouvernement arrivé aux affaires à Reykjavik en 1971 fit adopter en 1972 une loi qui portait la limite de la zone exclusive à 50 milles. La petite Islande prenait ainsi la tête d'un combat global concernant de nombreux États côtiers de la planète.

Le Royaume-Uni et l'Allemagne fédérale, qui avait reconstitué une puissante flottille de pêche hauturière, protestèrent vigoureusement en s'appuyant sur le traité de 1961, toujours en valeur selon eux, et exigèrent que la question soit soumise à la Cour internationale de justice avant toute modification des clauses du traité. L'Islande refusa de reconnaître la compétence de la Cour internationale dans ce domaine, mais plusieurs États portèrent la question devant elle et celle-ci rendit finalement un arrêt par lequel elle reconnaissait aux chalutiers britanniques et allemands le droit de poursuivre leurs opérations de pêche au-delà de la limite des 12 milles. L'Islande protesta et décida la mise en vigueur effective de la nouvelle limite des 50 milles à compter du 1er septembre 1972. C'est ainsi qu'éclata une nouvelle "guerre de la morue".

Les Britanniques et les Allemands décidèrent de ne tenir aucun compte de la décision islandaise, continuèrent à pêcher en deçà des 50 milles et envoyèrent des remorqueurs de haute mer ainsi que des navires de guerre pour protéger leurs bateaux de pêche contre les patrouilleurs garde-côtes islandais. Le gouvernement islandais sortit alors son arme secrète : des bateaux spécialement équipés pour couper les funes des chaluts des bateaux poursuivant une pêche illégale. De nombreux chalutiers perdirent ainsi leurs chaluts. De plus, pour se protéger du harcèlement des Islandais, les chalutiers durent pêcher en groupes sous la protection rapprochées d'unités de la Royal Navy, ce qui rendait bien compliquées et malaisées les opérations de pêche...

La tension monta encore durant l'été 1973 quand le gouvernement de Londres envoya des frégates dans les eaux islandaises. Des navires garde-côtes tentèrent d'éperonner des chalutiers britanniques, leur causant de gros dégâts. Il y eut même, une fois, des coups de feu tirés, heureusement sans victimes. En septembre 1973, le gouvernement islandais menaça de rappeler son ambassadeur à Londres. Le gouvernement britannique finit par céder et retira ses bâtiments de guerre, après que les Islandais aient délivré des autorisations de pêcher encore pendant deux ans dans quelques zones précises et dans des quantités limitées.

Sans recourir à de tels moyens, les Allemands refusèrent toute négociation avec les Islandais, d'autant plus que la Cour internationale de justice prononça un jugement par lequel elle déclarait illégale l'extension à 50 milles, mais le gouvernement islandais resta inflexible.


En 1974, sous l'égide des Nations Unies, une conférence internationale sur le droit de la mer s'ouvrit à Caracas, au Vénézuéla. Des Bretons allaient y jouer un rôle non négligeable comme experts, en particulier M. Joseph Martray (né à Lamballe en 1914 et fondateur du CELIB en 1950). Il fut l'auteur d'un important rapport, publié ensuite en librairie sous le titre "À qui appartient l'océan ? : vers un nouveau régime des espaces et des fonds marins" (Paris : Éditions maritimes et d'outre-mer, 1977, 372 p.). Il devint évident que de nombreux États côtiers, notamment parmi les pays en développement et du fait aussi de la découverte d'importants gisements de pétrole en mer, penchaient désormais pour une extension du domaine économique exclusif à 200 milles et, une fois de plus, c'est l'Islande qui prit les devants. Le nouveau gouvernement islandais, formé à l'automne 1974, décida en effet qu'à partir du 15 octobre 1975, l'Islande allait étendre son domaine maritime à 200 milles.


La fin des guerres de la morue et la victoire définitive de David contre Goliath

Cette décision ralluma une nouvelle guerre de la morue avec l'envoi de remorqueurs de haute mer et d'unités de la Royal Navy, mais la décision islandaise fut acceptée par la Belgique, l'Allemagne fédérale et d'autres pays, moyennant un certain nombre de mesures transitoires. Le gouvernement britannique refusa de céder, il y eut de nouveaux accrochages, une rupture des négociations, suivie d'un rappel des ambassadeurs et d'une rupture de toutes les relations diplomatiques. La tension monta encore, mais les équipages des garde-côtes islandais se comportèrent remarquablement, refusant les provocations, réussissant avec beaucoup d'habileté à éviter les collisions et continuant de plus belle à couper les chaluts des bateaux britanniques. Les capitaines et les équipages des bateaux garde-côtes furent vraiment, pendant toutes ces années, les héros nationaux de tout un peuple et un grand mouvement de sympathie et de soutien s'exprima dans le monde entier en faveur de ce petit pays de 300 000 habitants qui tenait crânement tête à une grande puissance, dotée de l'arme nucléaire et membre du Conseil de sécurité. Les deux États étaient membres de l'OTAN et tous leurs alliés étaient consternés de cette situation en raison de l'importance stratégique de la base de Keflavik et du risque que l'Islande prenne ses distances à l'avenir vis-à-vis de l'organisation.

Comme en 1977, c'est la Communauté économique européenne tout entière qui décida de porter les limites de son propre domaine maritime à 200 milles marins, le Royaume-Uni n'eut plus d'autre choix que de mettre fin à cette guerre de la morue et à céder. Un accord fut signé à Oslo le 1er juin 1976 et, le 1er décembre 1976, le dernier chalutier britannique quitta les eaux islandaises. La victoire de l'Islande était totale.

Désormais totalement maître de ses ressources, le peuple islandais a su en faire l'outil de son développement tout en menant depuis trente ans une politique draconienne de gestion des stocks par une limitation de sa flotte et une politique de quotas attribués chaque année. Il s'est aussi efforcé de diversifier ses activités économiques afin de ne plus dépendre dans le futur d'un seul produit.

Pendant trop longtemps en effet, l'économie islandaise a dépendu de l'exportation d'un produit quasi-unique vers un nombre de marchés bien limité, ce qui la rendait très vulnérable. Ainsi en 1912, quand l'Islande décida d'instaurer la prohibition de ventes d'alcool et donc de fermer son marché aux vins espagnols, entre autres, le gouvernement de Madrid riposta en fermant ses frontières à la morue islandaise. Des représailles totalement disproportionnées touchèrent gravement l'Islande, qui fut à nouveau très affectée 25 ans plus tard par la Guerre d'Espagne (1936-1940) et la chute des achats de morue par ce pays. Un phénomène comparable se produisit encore en 1967 quand le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique, devenu un très gros consommateur de morue séchée islandaise, fut la proie d'une grave guerre civile. Les exportations de l'Islandaise s'effondrèrent... Aujourd'hui, l'Islande s'efforce de valoriser le plus possible sur place ses produits de la mer et de conquérir des marchés dans un grand nombre de pays.

On peut dire que c'est grâce à l'exportation des produits de la mer que l'Islande, petit pays très pauvre constitué de paysans, retirant de la mer une partie de leur subsistance avec des moyens de fortune et en se faisant exploiter par des commerçants étrangers – tandis que des marins d'autres pays pillaient ses ressources – a pu devenir en deux générations un des pays les plus évolués de la planète, misant aujourd'hui à fond sur les nouvelles technologies.

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Bernard Le Nail est un écrivain fondateur de la maison d'édition LES PORTES DU LARGE. Contributeur ABP
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