D'après Albert Thibaudet (notes), dans "Histoire de la littérature française", il y eut avant la révolution, un massif auvergnat avec Pascal. Après elle, dit-il, ce fut un massif armoricain qui domina dans l'ordre des idées et des lettres, avec Chateaubriand, Lamennais et Renan. Autant dire que ces trois Bretons là, s'ils ne dominèrent pas toujours, eurent les premiers rôles dans leur siècle, au point qu'Hugo lui-même avoua, "je veux être Chateaubriand ou rien". Ces personnages sont devenus célèbres, Chateaubriand surtout. Ce sont des monuments, et lieux publics par là même. Allons donc les revisiter.
Après les affres de cette révolution aux idées généreuses qui vit aussi les prémisses du totalitarisme, des crimes odieux (les noyades, les guerres de Vendée), le saccage des églises … une question d'importance continua d'agiter les esprits, la question religieuse. Ces trois Bretons prirent une part éminente au débat et, curieusement, illustrèrent chacun un aspect essentiel du problème.
En vérité, de longtemps, la Bretagne était petite-fille de l'Eglise, puisque la France en était la fille ainée (notes). Dans l'Eglise celtique, hommes et femmes cohabitent (conhospitae). Ensuite, l'hérétique Pélage, 350-420, (Bretagne insulaire), l'historien Gildas, VIe siècle, le philosophe Abélard, 12e siècle, le fondateur de Fontevraud, Robert d'Arbrissel, 11-12e siècle, l'hérétique ou brigand, Eon de l'Etoile, 12e siècle, notre saint des saints, Yves Hélory, 12-13e siècle, et Jeanne Jugan, 19e siècle, témoignent de la fécondité spirituelle de cette terre celtique. Certes, il faut croire que le caractère celte se moule difficilement sur le romain, car ces hommes et ces femmes font parfois preuve d'anticonformisme, position au combien difficile dans l'église. Nos trois Bretons en témoignent éloquemment. Aucun d'eux ne fait preuve d'humilité, sinon de talent.
Chateaubriand ouvre le bal avec "Le génie du Christianisme", publié en 1802. Cette oeuvre aujourd'hui illisible et qui le restera, d'une érudition proliférante mais superficielle, est une apologie dénuée de tout esprit critique. On peine à imaginer que l'on se passionna pour ce livre, au mieux insincère, qui voulait "prouver que le Christianisme vient de Dieu, parce qu'il est excellent" et se contentait de cet argument ! Les croisades, les pogroms, l'inquisition, le massacre des indiens d'Amérique, l'esclavage; ces vétilles, Chateaubriand n'en n'a point entendu parler. Pourtant son père pratiqua la traite des noirs … qu'importe pour René. Dans le fond, ce n'était pas plus un intellectuel qu'un idéaliste, mais un conservateur et réactionnaire à l'occasion, qui ne comprit pas davantage son siècle que les Etats-Unis d'Amérique. C'est un poète et un styliste, ce qui n'est déjà pas mal, et tant pis pour la statue.
Si le Génie du Christianisme fut un succès, c'était une oeuvre médiocre qui n'éclairait aucun chemin nouveau pour l'Eglise.
A l'inverse de son devancier et compatriote, Lamennais, ordonné prêtre en 1816, plus spirituel de beaucoup, eut la passion des idées, nouvelles souvent, qu'il défendait avec énergie, intransigeance et sincérité. Dans le fond, il se proposait de revenir aux Evangiles, idée révolutionnaire s'il en fut, et prôna tout à la fois la séparation de l'église et de l'Etat, la liberté en général, celle d'enseigner en particulier, et une doctrine sociale de l'Eglise. Il mit ses idées en pratique en fondant des journaux et fut élu député en 1848; bref cet homme de grande envergure morale, en avance sur son temps, avait là de quoi se fâcher avec tout le monde !
Si l'Eglise catholique a changé, c'est en partie grâce à ce Breton, dont on peut être fier.
Ernest Renan, quand à lui, inaugure une nouvelle ère. D'une certaine façon cet homme termine le siècle des Lumières, dans son désir de tout savoir puis de tout comprendre; aidé, il est vrai, par des capacités hors pair. Philosophe, historien, philologue tour à tour, Renan s'interroge sur la religion, la langue, la Nation. Ses convictions arrêtées peuvent heurter à notre époque, si compassée, si conformiste, si prudente, à juste titre parfois aux regards des excès passés. Cependant, un homme ne doit pas être jugé en partie, mais en tout. Il a dit "une langue a bien assez été étudiée, quand elle l'a été par les philologues", ce n'est pas heureux, mais sa définition de la Nation peut s'appliquer tout autant et même mieux à la Bretagne qu'à la France. Cet homme voué à la prêtrise, s'en détourna ensuite, mais son livre "Vie de jésus" se lit encore avec profit, de même que sa remarquable autobiographie : "Souvenirs d'enfance et de jeunesse".
Chateaubriand, l'enchanteur désenchanté, proposait dans une langue que d'aucun jugeait romantique, une admiration sans conditions du Christianisme; ce que l'Eglise offrait déjà; Lamennais voulut changer l'Eglise de l'intérieur, l'amener en fait à défendre le peuple et non les puissants; il a contribué à la faire évoluer; Renan s'en détacha au contraire et pensa librement, sans en méconnaitre les beautés.
C'est l'honneur de chacun de ces Bretons, de s'être impliqué, avec plus ou moins de bonheur, dans ces combats d'idées qui font la société d'aujourd'hui.
Notes
• Le Génie du Christianisme est consultable sur Wikisource
• Albert Thibaudet, 1874-1936, critique littéraire français.
• La France est fille aînée de l'Église, car ses rois sont les successeurs directs de Clovis Ier, premier roi barbare baptisé chrétien (wiki)