Comme je l'ai montré dans les deux articles précédents, la Bretagne, après 1532, fut peu à peu ligotée par le pouvoir central, au point de devenir une colonie, au point de voir ses intérêts légitimes relégués au profit de ceux de la France. Les intérêts parfois divergents des classes sociales bretonnes ont, certes, joué leur rôle et facilité la prise de pouvoir du Roi dans sa nouvelle province. La haute noblesse, le haut clergé regardaient vers Paris, la petite noblesse, les clercs, le peuple, que soutint le duc Jean IV, en son temps, avaient un sentiment national et défendaient l'Etat Breton. Contrairement à une idée reçue le sentiment national ne date pas du 19e siècle et de Renan (note 1). Le destin de la Bretagne eut été différent avec des rois tels qu'Henri IV, courageux dans la guerre (la Ligue), et magnanime dans la paix. Des hommes, buté et craintif comme Louis XIV, jouisseur et indifférent comme Louis XV, ont joué un rôle éminent dans la fin de l'ancien régime.
Etonnamment, la Troisième République, héritière de la Révolution, a dressé un portrait élogieux de ceux-là mêmes qui empêchèrent la France d'évoluer vers un Etat moderne, Louis XIV et Napoléon. On farcit encore aujourd'hui la tête des enfants de la "grandeur de la France" à l'époque de ces hommes illustres. En réalité, on pouvait bien meubler les Invalides de drapeaux et de dépouilles, l'Angleterre prenait le large et devenait la première puissance mondiale. Elle (la IIIe République) a traîné dans la boue Louis Philippe et Napoléon III. Le premier, par sa modération aida au changement de régime, l'autre permit un essor économique remarquable.
Les graves atteintes à la Bretagne des 16e et 17e siècles, ont bien été notées par les historiens, mais ils tournent vite la page ! Ils en mésestiment, en ignorent plutôt, les effets tardifs. On ne mord pas la main qui vous nourrit, par conséquent, on passe vite sur ces déboires passagers pour nous distraire du factuel … la Royale, les corsaires, la compagnie des Indes, la Régence, les conspirations, en vois-tu, en voilà.
Qui avait-il pour défendre les intérêts du peuple breton après l'Union ? Le Parlement faisait ce qu'il pouvait contre l'absolutisme, il regimbait tant et plus. C'était le premier de France pour s'opposer aux dictats du roi, mais que pouvait-on contre la Bastille et le château du Taureau où l'on vous envoyait par simple lettre de cachet. Et puis les parlementaires défendaient surtout leurs intérêts.
Le peuple breton pouvait-il alors, compter sur l'Eglise catholique pour défendre ses intérêts ?
Une église en mutation
Avant le concile de Trente, 1545/1563, réponse à Martin Luther, l'église bretonne était souple et syncrétique. A cette époque, l'église est une maison commune, un lieu de débats, la basilique des anciens ; sa construction est décidée par les paroissiens et financée par eux. Chacun l'utilise à sa guise (note 2).
La Réforme catholique veut corriger les abus. Les clercs donnaient le mauvais exemple, en buvant et prenant femme, tout en ânonnant péniblement quelques mots latins. L'ivrognerie n'est plus tolérée et la formation des prêtres s'améliore car le concile prescrit la création de séminaires. Le curé, désormais, réside hors de sa paroisse de naissance. De nombreux couvents sont créés; 120 couvents de 1600 à 1675 ! On ne peut s'empêcher de penser qu'ils se répandent sur un corps affaibli. Autres sortes d'abus, le cumul des bénéfices et les commendes, qui sont attribués pour remercier un féal (note 3).
L'art devient baroque, les chaires et les retables remplacent les jubés car il faut magnifier l'autel et le tabernacle. L'éducation des fidèles se renforce par le catéchisme, les missions, le Pater récité aux sacrements.
Au fond, en Bretagne en tous cas, la Réforme concernait plus les clercs et la hiérarchie catholique que le peuple qui méritait seulement d'être gendarmé. La Réforme catholique réprima toute fantaisie, toute familiarité et traqua superstitions et restes de croyances antiques conservées dans l'âme du peuple. Ce faisant elle usa de menaces, augmenta les craintes et les peurs naturelles et voulut finalement éradiquer la joie et l'allant ordinaire des gens simples. Curieusement, ces superstitions bretonnes qui gênaient tant furent remplacées par d'autres. Le père Maunoir n'en était pas exempt (note 4). L'art religieux, naïf, métaphorique, émouvant, populaire avant la Réforme, cet art jailli du c½ur, qui chez l'incrédule même, inspire des émotions poétiques, se corrompt ensuite dans le baroque, la décoration surchargée, le dégoulinement des dorures, la prétention, l'impudeur maniérée et concupiscente du Bernin (note 6) … c'est un art de puissants, qui ne séduit pas mais qui doit s'imposer sans discussions. La Renouveau Spirituel est affaire de théologiens, en colloques et débats; pour le peuple il en est différemment, contrairement aux pieux discours, repris complaisamment.
L'église catholique défendait-elle les intérêts du peuple breton ?
Il est (était) trop simple de voir les Bretons comme un peuple religieux. Il est idéaliste, sensible, et la religion catholique lui convint en lieu et place de ses anciennes croyances. Le mystère, le merveilleux, la poésie l'inspirent plus que les dogmes. Il est faux de le représenter, comme ce le fut souvent au 19e, comme un peuple crédule, soumis volontiers et conservateur. Il avait simplement perdu la maîtrise de son destin. Pour l’enchaîner davantage, on en vint à lui refuser tout plaisir et toute joie en ce monde, et seule la consolation lui fut offerte à profusion ! L'Etat se réservait de contrôler les corps et le clergé gardait les âmes sous sa férule. Quel système idéal, s'il eut été durable ! Pour empêcher tout progrès, toute évolution qui put mettre en danger l'ordre établi, injuste, des puissants seigneurs du haut clergé et de la noblesse (note 3 et 5). Le haut clergé avait seul "voix au chapitre", ses intérêts et ceux du peuple étaient dissemblables au possible. Non, le peuple n'eut rien à espérer de ce côté-là, et dut attendre le 20e siècle, pour qu'un faisceau de causes et d'effets, économiques et politiques, esquisse les premières éclaircies.
Pour finir, nous verrons en Partie IV ce qu'il en fut du désarroi des Bretons au 19 e siècle.
Notes :
Note 1 : "Les Bretons (d'Armorique) sont, parmi les peuples médiévaux, l'un des seuls à avoir une conscience développée de son identité nationale et culturelle, et cela ne se limitait pas aux Bretons de Basse-Bretagne. Au XIe siècle, les seigneurs du nord-est de la Bretagne, … signaient des chartes en se qualifiant eux-mêmes avec fierté de Haimo, patria Brito, ou Riuallonius, Britannicus gente. Ce patriotisme pourrait expliquer l'hostilité de certains chroniqueurs normands, bien que cela ne fit pas obstacle et a peut-être même aidé à l'avancement des Bretons (d'Armorique) en Angleterre, sous les rois normands."
© K.S.B. Keats-Rohan 1991. Published Nottingham Mediaeval Studies 36 (1992), 42-78 1 The Bretons and Normans of England 1066-1154: the family, the fief and the feudal monarchy In memoriam R.H.C.Davis
Note 2 : Les uns marchandent sous le porche, y mettent leurs charrettes ou le grain, les autres causent durant la messe, squattent le cimetière, et tous vont trinquer à la taverne, y compris le prêtre, homme aux attaches locales, à peine plus instruit que ses ouailles et qui n'ignore rien des superstitions. Mais de nouvelles règles vont s'imposer : ni mendiants ni chiens dans l'église, silence, laïcs exclus du ch½ur, et séparation des sexes. Curieusement, le prêtre se dit « ar beleg » en breton ou « homme de bel » ! Belen, Beler, le dieu solaire des Celtes qui renvoie aux temps anciens du druidisme, noter les nombreux « bel air » de la toponymie.
Note 3 : Hamon Barbier, abbé de Saint Mathieu, possède vingt bénéfices, dans 11 paroisses !, il est de plus chanoine de Nantes, du Léon et de Cornouaille, courtisan de François 1er, conseiller au Parlement. Son neveu construira le château de Kerjean avec sa fortune amassée !
Note 4 : Les paysans le considéraient parfois comme un sorcier et le chassaient à ce titre. Maunoir, homme autoritaire, obsédé par le démon et la concupiscence, représente bien cette ère nouvelle de l'église, peu désirable, et délaissée au final ! Par ces hommes et femmes que l'on prétendait réduire à une sujétion complète.
Note 5 : Claude de Rohan, 1479-1540, simple d'esprit, Évêque de Cornouaille. Le talent n'était pas le critère de choix … Rares étaient les évêques issus du Tiers-Etat comme Yves Mahyeuc, né en Léon d'une famille de marchands, évêque de Rennes, confesseur d'Anne de Bretagne, de Charles VIII puis de Louis XII
Note 6 : en particulier, "L'Extase de sainte Thérèse", église Santa Maria Della Vittoria de Rome