A Louannec, les principes laïques ont compliqué la recherche de solutions locales et brouillé la compréhension entre voisins. Armés de caricatures de Mahomet, les principes laïques se battent en duel contre les principes islamistes, sans qu'une étincelle d'intelligence n'en sorte. Marine Le Pen exige une «application stricte de la loi de 1905», comme si une législation plus que centenaire pouvait résoudre au mieux les problèmes d'aujourd'hui. D'autres brandissent la laïcité comme un crucifix pour exorciser les nouveaux démons. Alors, c'est quoi ce délire ?
Il fut un temps où la laïcité se concentrait sur la séparation des Eglises et de l'Etat ; projet limité, concret, adapté à l'évolution des mœurs de l'époque. Et puis les choses ont dégénéré, sans doute par le penchant naturel des Français à l'universalisme. La séparation des Eglises et de l'Etat, qui était une réponse pratique à un problème politique réel, est devenue le cas particulier d'une vérité universelle, la séparation de la sphère publique et de la sphère privée. L'opposition au pouvoir déraisonnable de l'église a basculé vers une approbation déraisonnable du pouvoir d'Etat. Une confusion s'est opérée entre le «public» au sens de politique, c'est-à-dire concernant tout le monde, et le "public" au sens de officiel, administratif, fonctionnarisé. Les penseurs politiques, de Thomas Hobbes à Hannah Arendt, ont pourtant montré que l'Etat et la société sont deux choses très différentes.
La laïcité est un concept pré-industriel. Les penseurs de la révolution industrielle, comme Adam Smith, Ricardo et surtout Marx, ont placé le travail et les rapports économiques au centre du politique, du "public". La laïcité, issue de la pensée des Lumières, s'intéresse aux droits et aux devoirs de l'individu face à la puissance d'Etat. Née avec la Révolution française et non avec la révolution industrielle, elle néglige l'existence centrale de la sphère du travail, qui structure les rapports sociaux.
Seuls les fonctionnaires peuvent s'y retrouver dans les deux sphères laïques. La sphère publique inclut pour eux à la fois l'environnement administratif, le politique et leur environnement de travail. Mais la grande majorité des travailleurs ne sont pas dans cette situation. Ils sont nommés bizarrement "ceux du privé", comme s'ils ne faisaient pas partie de l'espace public. La confusion du terme "privé", passant du sens de confessionnel à celui de personnel ou de professionnel hors fonctionnaires, permet toutes les supercheries.
La laïcité est un obstacle à l'émergence des nouveaux droits fondamentaux, qui sont des droits collectifs et non des droits individuels : droits écologiques et droit à l'identité. La fiction d'une sphère privée comme univers non-politique a freiné l'émergence des droits de la femme en France (voir, à ce sujet, l'article de Monique Crinon sur (voir le site) ). La même fiction est incapable d'expliquer l'émergence de la responsabilité écologique, qui dépasse les notions de public et de privé. Elle est aujourd'hui désorientée par les revendications du droit à l'identité. Elle est inopérante pour les questions devenues centrales comme la gestion du multiculturalisme, le rôle politique des ONG, l'écoute de la société civile, ou la responsabilité sociétale des entreprises. Les réponses strictement laïques ne font qu'obscurcir ou envenimer ces questions.
La "démarche citoyenne" est une tentative pathétique pour concilier la laïcité avec les nouvelles nécessités. C'est le grand retour de l'abnégation, vertu républicaine à l'usage exclusif des pauvres bougres, et qui transforma nos ancêtres en chair à canon.
La laïcité fait partie de la galaxie Gutenberg. C'est celle du livre imprimé, qui répand un message normalisé et accessible à tous. C'est la galaxie de l'Etat-nation, de la démocratie représentative et de l'alignement citoyen. Le message de la laïcité est un catalogue de normes à vocation universelle. Le pluralisme, considéré comme ingérable, est refoulé dans la sphère privée et dans le non-politique, tout en lui donnant la bénédiction hypocrite de "liberté de conscience".
Les nouvelles technologies nous ont fait changer de galaxie. Nous sommes dans celle de l'écran connecté, des circuits courts, de la démocratie directe, des communautés choisies. Le laïque s'accroche aux détours institutionnels et à la norme qui descend des autorités publiques. Il croit que la fin de l'alignement citoyen mène à l'anarchie, alors que s'expérimentent de nouvelles formes d'organisation, rendues possibles par les technologies.
L'extension du domaine politique en situation de crise, que celle-ci soit financière, sociale, sanitaire ou écologique, exige une remise en cause des vieilles façons de penser. Depuis les années 1980 et l'émergence de « Solidarnosc » en Pologne, on ne peut plus négliger la société civile comme acteur public. On ne peut pas aborder le problème des algues vertes, des rémunérations patronales ou du réchauffement climatique dans une perspective de séparation public-privé. Les nouvelles questions exigent des réponses entièrement nouvelles. Il faut sortir des anciens principes devenus inopérants, et surtout de la paresse qui empêche de les remettre en cause. Le dualisme laïque est aujourd'hui inadapté, pour ne pas dire toxique.
Prenons un exemple. l'UNESCO considère que la diversité linguistique fait partie de la politique mondiale. Elle répertorie la langue bretonne parmi les langues sérieusement en danger. La laïcité française considère pour sa part la langue bretonne comme une question non-politique, personnelle. Certes, elle recule continuellement devant les demandes de la société civile : signalisation bilingue, écoles bilingues. Mais elle persiste à mener des combats d'arrière-garde : sourdes manœuvres de rectorat contre la langue bretonne, stupides restrictions dans les services publics comme la Poste ou la SNCF, mobilisation de libre-penseurs, non pas pour penser ensemble le bien commun, mais pour refouler la diversité culturelle dans la sphère privée.
L'intelligence peut-elle accepter aujourd'hui les limitations mentales imposées par la laïcité, sous le prétexte qu'elle fut libératrice dans le passé ?
Jean Pierre LE MAT