Pourquoi une telle abstention? Toutes les explications ont déjà été données : inutile d’y revenir. Une seule remarque trop peu soulignée cependant : dans notre pays, on n’a sans doute pas vraiment le sens de la res publica, de la chose publique, dont on est pourtant, par définition, les détenteurs.
Cette république, c’est la nôtre ; les gouvernements, les ministres, le président, les députés ne sont que nos mandants et le gouvernement élu démocratiquement, l’État même n’est que l’expression inscrite dans la réalité de cette abstraction ou concept qu’est la République. S’en prendre à l’État, c’est en apparence donc s’en prendre à soi puisqu’il est ou serait l’expression de la volonté générale du « Souverain » républicain. Pourtant, ce n’est pas le cas et si la République, la démocratie poussées sur le terreau des Lumières paraissent incontestables (certes, il existe d’autres voies, comme celle que suit la Chine communiste moderne s’appuyant un peu artificiellement sur le « Li » du confucianisme, mais…), les dérives de cet État par rapport à sa vocation républicaine, elles, sont évidemment inacceptables.
Voilà pourquoi, on peut/doit bien entendu clouer au pilori les mandants désignés par les urnes quand ils ne remplissent pas la mission qu’on attend d’eux et exiger leur départ (mais cela prend du temps !). On peut aussi réclamer une nouvelle constitution permettant mieux de se faire entendre parce que le monde évolue et que la pensée politique des politiciens stagne. On peut souhaiter plus généralement une réforme du monde politique, une révolution culturelle en ce domaine qui supprimerait les rentes à vie, l’immobilisme, les combines et l’esprit de caste (plus de politiciens de métier – limiter les mandats à une ou deux législatures –, considérer l’engagement politique comme un devoir ou un honneur ne réclamant pas des émoluments honteux vis-à-vis de ce que gagne péniblement la « piétaille » – limiter par exemple ces émoluments à 2 fois le salaire obtenu dans l’emploi exercé avant l’élection et assurer le retour à son poste après la députation –, établir un système de contrôle administratif ou d’inspection (finances, temps de présence, travail en commissions…). Il faudra bien un jour rendre possible une Cour de justice démocratique et populaire pouvant, à la demande du Souverain entreprendre une action contre tel ou tel député, ministre ou chef d’État ayant non seulement failli, mais conduit le pays dans une impasse politique, financière ou environnementale, etc.
On peut, on doit…. Ou plutôt on pourrait, on devrait. Le souverain est toujours le peuple, l’homme politique n’est que le moyen le plus commode (?) de faire passer dans les faits la volonté commune. Bien entendu !
Mais, là encore, le bât blesse : la volonté commune. Quand le chef de l’État gouverne avec en gros moins de 20% des électeurs, il n’est plus crédible dans un système justement basé sur les décisions de ce qui devrait être la volonté commune. Quand 15% du corps électoral aura désigné les représentants dans les régions, que pourront penser les 85% qui se seront abstenus ?
Le système lui-même n’est déjà plus acceptable quand on exige en réalité du souverain un blanc-seing pour plusieurs années avec pour seul espoir les élections futures s’il est déçu. Les consultations populaires, les réunions de citoyens « pour discuter », les « rencontres avec le peuple »… organisées pendant les législatures pour faire croire que l’écoute ne s’arrête pas tout ce temps de la législature ne sont que des gadgets sans effets, des opération PR, de la monnaie de singe. Il faudrait institutionnaliser ces occasions de refaire le point, de changer d’objectifs ou de méthodes. Il faudrait que ces assemblées citoyennes sans cesse sur le qui-vive aient les moyens de se rencontrer, de travailler et de se renouveler au cours d’une même législature. Il faudrait qu’elles aient un impact sur le travail des députés et des gouvernements, qu’elles soient à la fois les auxiliaires et les garantes de la rectitude de l’action de ces députés et des ministres.
Si le sens de la volonté commune n’est pas très développé en notre pays, ce ne sont pas les cours d’Instruction Civique, l’éducation à la citoyenneté en rangs par deux etc., les slogans sur les conduites citoyennes qui changeront grand-chose. Learning by doing. On n’apprend pas à faire du vélo ou à jouer au foot en regardant un film, même si cela aide. On a toujours cru qu’éduquer, c’était passer par le livresque, l’expérience in-vitro, loin de la réalité. A l’école on apprend en gros à entrer dans le moule national : au mieux les habitudes, les façons de se comporter, les clichés, les auteurs en honneur, les peintres qu’il faut connaître, en bref le vadémécum du Français abouti. Un catéchisme. Tout cela enrégimenté : un proviseur à la tête du lycée, des conseillers d’éducation, des surveillants, des (un ou une) documentalistes, des agents de service, une infirmière… Tout a changé certes depuis que j’ai quitté le lycée comme élève : nous avions un proviseur, un censeur, des surveillants généraux, des pions, un bibliothécaire,… autres temps, autres dénominations ; il est vrai que dans notre monde moderne le balayeur de service a été promu technicien de surfaces, ce qui lui fait un beau balai !
A l’intérieur de ces structures structurantes, de ce carcan (qui doit rendre des comptes, sinon gare à la carrière pour les chefs d’établissement), les enseignants, qui font ce qu’ils peuvent pour transmettre ce qu’on leur demande de transmettre (programmes, inspection générale, ministère, échéance des examens…) et les élèves qui doivent être « éduqués » (ex ducare) et engranger le grain qu’on moût pour eux.
Aucun ou trop peu d’apprentissage de l’indépendance, de la gestion des lieux où ces élèves vont passer plus de 10 ans de leur vie et au cours desquels on va leur demander en gros de faire « Pseudo » pour reprendre le titre d’un roman de Gary. Trop peu d’occasion de comprendre ce qu’est la Res Publica et les responsabilités qui vont avec.
Le lycée pour beaucoup n’apparaît que comme un univers un peu carcéral où chacun se méfie de chacun. Entre « l’administration », les élèves et les profs la communication, nécessaire à une véritable communauté, dépassant le simple domaine des apprentissages est soit biaisée, soit rare, soit inexistante. L’administration est inaccessible, les profs sont entre eux le plus souvent et les élèves aussi. Seule, trop souvent, l’apparence d’une communauté se fait jour, chacun jouant (le plus souvent) hypocritement le rôle qu’on attend de lui. Plus tard, la société, la res publica paraîtra à trop de citoyens comme étant une entité artificielle, étrangère où ils n’ont en réalité guère leur mot à dire, la démocratie ayant été raptée par les pro de la politique.
Je noircis sans doute le tableau, mais je renvoie le lecteur éventuel de ces lignes à deux témoignages et me permets d’ajouter une anecdote personnelle.
Une anecdote.
J’ai eu le plaisir de diriger (comme professeur faisant fonction de…) pendant sept années un collège-lycée international qui recevait des élèves allemands et français et les préparait à la bi culturalité franco-allemande (bilinguisme, compréhension et intégration des « réflexes culturels » propres aux deux pays, obtention de l’abitur et du bac etc.)
Ce lycée pratiquait (pratique) l’autodiscipline. Élèves et les enseignants, parents, se rencontrent souvent pour régler les éventuels problèmes (matériels, administratifs, pédagogiques, relationnels…). L’administration (réduite au minimum : un directeur français et un directeur allemand), les représentants des parents participent évidemment à ces rencontres.
Pas d’employés de service : les élèves prennent presque tout en main : une équipe de nettoyage passe seulement une fois par semaine. Pas de conseiller d’éducation, les profs, la direction ne sont pas comptables de leurs heures et s’investissent avec des élèves élus pour régler les situations conflictuelles, pas d’infirmier (e) : des élèves et des profs secouristes s’occupent des premiers soins éventuels…
Sur le plan plus directement pédagogique, une salle est réservée au travail libre : les enseignants préparent des fiches de travail, des programmes, des logiciels… permettant aux élèves d’approfondir seul ou en groupes (mais un enseignant est toujours à proximité). Dans une autre salle, des élèves des grandes classes aident les plus petits qui le demandent… Des élèves participent au travail de la documentaliste (concession faite aux élèves français par les autorités allemandes car ce poste est rare en Allemagne)
Le secteur dit extra-scolaire est important voire essentiel (théâtre, orchestres, chorales, arts plastiques…) pour développer la créativité et la rencontre des matières enseignées, pour permettre les brassages et les rencontres entre élèves, mais aussi avec les enseignants et les deux directeurs français et allemand qui participent naturellement à ces activités.
Deux ou trois fois par an, les semaines projets permettent à tous les élèves, tous niveaux confondus, de réaliser une action qui leur tient à cœur (autour de 30 projets comme aller en vélo établir la cartographie des berges du Rhin, travailler sur un chantier de recherche archéologique, visiter un musée, organiser une animation philosophique franco-allemande dans un établissement pour personnes âgées, préparer une exposition, un concert, réaliser des panneaux solaires, un film, un mini opéra…).
J’ajouterais que le directeur, comme c’est habituel en Allemagne, enseigne une ou deux terminales ou premières. Une excellente solution pour ne pas perdre de vue la réalité de la classe !
Cet établissement se trouvant en territoire allemand accueillait environ 40% de jeunes Français, pensionnaires ou externes.
Le principal obstacle n’était pas l’accession correcte aux classes intégrées franco-allemande d’enfants provenant de deux systèmes différents (les jeunes Allemands sont « sélectionnés » à environ 30% pour le lycée – les jeunes Français ne connaissent pas ce « tri », acceptable dans un système qui offre plusieurs voies). Le premier trimestre permettait assez aisément aux nouveaux élèves venus de France de combler leurs déficits dans telle(s) ou telle(s) matière(s) (langues, mathématiques…). La seule difficulté réelle était « philosophique » voire comportementale. Pour beaucoup d’élèves français, malgré leur choix (ou celui de leurs parents), au début, dans la droite ligne de leur expérience française métropolitaine, le « bahut » était ressenti comme un lieu étranger, un lieu où il « devait » passer du temps et apprendre, un lieu de contraintes, de dépendance. On fait partie du corps des élèves, pas de fayotage avec les autres corps. Méfiance ! D’où des conduites marquant parfois ce rapport distant et sourdement conflictuel à l’établissement : dégradations, malpropreté des WC et toilettes…
De même, le rapport collégial avec les profs ou l’administration était inhabituel et la méfiance de ces jeunes habitués à un encadrement tout différent et autoritaire conduisait parfois à quelques difficultés. Trop de liberté accordée d’un coup à celui qui n’y est pas préparé ne s’assume pas toujours sans problèmes.
Mais tout cela se réglait en quelques mois : les nouveaux arrivants, petit à petit, se défaisaient de leurs a priori et abandonnaient leur habitude de l’épreuve de force pour la découverte des bienfaits de la coopération, de la discussion et des compromis, de l’engagement personnel. Peu à peu, même les plus réticents faisaient de cet établissement leur établissement, s’en sentaient responsables et désiraient, pour la majorité, y être actifs non seulement sur le plan strictement scolaire. Ils apprenaient par l’expérience ce qu’est une conduite citoyenne et considéraient vite l’établissement comme étant leur établissement, leur res publica.
Voilà ce qui manque sans doute chez nous : la réappropriation de tout ce qui nous appartient et le respect qui va avec : nos établissements scolaires, nos stades, nos salles de sport, nos quartiers, nos villes, notre environnement, notre nourriture, notre État… Pour cela, il faut que l’usager devienne aussi gestionnaire, que l’utilisateur se fasse acteur et ne soit pas en définitif qu’un simple usagé.
Qu’on lui fasse confiance même si, au début, il y aura beaucoup de vaisselle cassée : moins de dispositifs, de bonnes âmes, de spécialistes qui concoctent le mieux pour eux. Invitons-les à faire, à prendre les choses en mains, à devenir responsables.
Pas facile, certes, dans une monarchie démocratique et ses microcosmes à l’infini, où tout doit venir d’en-haut.
Une inspectrice générale venue visiter le lycée n’eut qu’une remarque à l’issue de sa visite. Elle n’avait pas apprécié que dans mon bureau il n’y ait pas le portrait du président de la République. Quand je la conduisis á son train, je passais par les rues du vieux Fribourg. Elle me confia que tous ces bâtiments qu’elle voyait étaient lourds et inélégants, sans grâce. C’était son premier séjour Outre-Rhin et ces quelques heures venaient conforter ses a priori culturels.
Avant de nous quitter, elle me confia en secouant la tête et en soupirant : « Décidément, monsieur, je n’aime pas l’Allemagne ».