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Gilet jaune
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- Chronique -
La démocratie contre le progressisme ?
Nous étions habitués à ce que la démocratie et le progrès aillent de pair. La majorité présidentielle revendique l'étiquette de progressiste, les Gilets jaunes veulent plus de démocratie. Nouveau clivage ?
Par Jean-Pierre Le Mat pour JPLM le 7/01/19 23:55

"Fin d’un monde !" nous assènent les premiers de la classe, réunis dans des amphithéâtres autour de leurs professeurs. "Fin des privilèges !" ont répondu les cancres, réunis sur les ronds-points, autour de leurs braseros.

Ils vitupèrent contre ceux qui se sont nommés eux-mêmes "progressistes". Eux, les cancres, on ne sait comment les nommer. Populistes ? A les écouter, je dirais plutôt : démocrates. Le mot d’ordre fédérateur des Gilets jaunes est : RIC, Référendum d’Initiative Citoyenne. Alors… Progressistes contre démocrates ?

Le clivage est dérangeant. Nous étions habitués à ce que les mots démocrate et progressiste soient synonymes. Depuis la Révolution française, on nous avait dit que la démocratie ne pouvait apporter que le progrès, et vice-versa. Nous entendons tout à coup les commentateurs craindre que, si la voix populaire s’exprime directement, elle ne remette en cause le mariage pour tous et même l’abolition de la peine de mort. Les lois qui balisent la marche du progrès ne sont-elles pas sacrées ? La voix du peuple est-elle devenue un danger pour le progrès ?

Les nouveaux centristes, issus de l’ancienne gauche et de l’ancienne droite, flattent les deux partis. Aujourd’hui, comme dans l’ancien monde, ils se veulent à la fois progressistes et démocrates. Ils se veulent juges pertinents, ils se veulent arbitres bienveillants. Mais ils ne sont pas les moteurs de l’histoire. Les moteurs de l’histoire, ce sont les premiers de la classe d’une part, les cancres de l’autre. Les élèves moyens deviennent des élus consensuels, des bons fonctionnaires, des commentateurs avisés.

La crainte des premiers de la classe est justifiée. Il n’est que de voir Trump aux USA, Bolsonaro au Brésil. Plus près de nous, les Anglais ont voté le Brexit. Et je ne parle pas de l’Italie, de la Hongrie, de la Pologne et de tous les pays où la démocratie diverge par rapport à ce que nous appelons le progrès. A l’inverse, l’Algérie, et plus récemment l’Egypte, semblent avoir choisi le progrès contre la démocratie.

Nous étions en retard, avec notre clivage droite-gauche, hérité du XXe siècle. Emmanuel Macron a remis à jour le logiciel politique français. Il imaginait un nouveau clivage entre progressistes et nationalistes. Mais c’est autre chose qui se met en place.

L’expression populaire directe est un danger pour le progrès. Symétriquement, le progrès serait-il devenu antidémocratique ? Dans son livre "Pourquoi les pauvres votent à droite", l’américain Thomas Franck a observé la rupture entre les classes populaires du Kansas, jadis en première ligne pour l’abolition de l’esclavage, et les élites progressistes. Les classes populaires du Kansas avaient adhéré à une gauche morale et proche du peuple ; elles se détournent d’une gauche moderniste, méritocratique, ouverte, et pour tout dire amorale. Dans son second livre "Pourquoi les riches votent à gauche", Thomas Franck explique que les élites du Parti Démocrate sont devenues progressistes, ce qui est très différent.

Le progressisme français, accaparé par une gauche citadine aisée, pousse l’égalité vers l’indifférenciation, en particulier l’indifférenciation morale. Dans une métropole, chaque individu n’est, justement, qu’un individu. Pour magnifier les droits de l’homme, en principe accessibles à tous, minimiser les différences de sexes, de cultures, de religions, de races, de classes sociales, part d’une bonne intention. La crainte des progressistes est que la différenciation devienne discrimination, et que la discrimination devienne domination. Or la démocratie se nourrit de vertu, pas d’expertise sociale. D’autre part, la démocratie n’est pas la négation des différences ; c’est l’art de faire vivre ensemble des personnes différentes, avec chacune leurs pulsions, leur culture, leur religion, leur génétique, leur profession, leur statut social.

Et la Bretagne dans tout ça ? Elle a ses cancres et ses premiers de la classe. Ses enfants se répartiront dans tous les camps. Après guerre, les premiers de la classe ont créé le CELIB. Les cancres ont créé le FLB, l’insoumission à l’armée, des chansons et de la musique, des partis politiques, et bien d’autres choses.

Demain, ceux qui feront l’histoire politique de Bretagne seront, soit des progressistes, soit des démocrates. Les uns, je l’espère, créeront des entreprises, des associations, des services publics, un nouveau CELIB. Les autres, je l’espère aussi, créeront de nouvelles manières d’exprimer l’identité et la volonté bretonne. A chacun de trouver son créneau, selon son âge, son statut social, ses compétences, ses goûts. L’histoire, elle, se fera selon les circonstances géopolitiques, les vacances du pouvoir central, les crises sociales et économiques.

Les penseurs des débuts du socialisme ont rêvé que chacun soit apprécié pour ce qu’il est, non pour ce qu’il possède. Ils savaient que, logiquement, cela menait au respect des individus, donc à l’individualisation. Ils ont pressenti qu’ensuite viendrait l’individualisme. Il leur fallait trouver des solutions concrètes. Les solutions se situaient au-delà du social, dans le communautaire. Le marxisme a balayé ces réflexions sous le vocable méprisant de socialisme utopique.

En Bretagne, nous avons le social français et le communautaire breton. Si l’égalité dérape vers l’indifférencié, nous avons la tradition de solidarité. Si l’assistance sociale pour tous devient hors de prix, il nous reste la culture de l’entraide. C’est là toute la différence entre les mécanismes sociaux et les réflexes communautaires.

Vous allez me suspecter de communautarisme. Vous aurez raison. Les communautés font partie du nouveau jeu, en Bretagne, en France et ailleurs. Vous allez me dire que nous sommes loin de nos revendications classiques sur l’intégrité territoriale, la langue, la culture. Je vous répondrai que l’histoire, celle de la Bretagne comme celle de la France et au-delà, est en bifurcation. La Marseillaise qu’entonnent les Gilets jaunes sera-t-elle couverte par celle des uniformes kakis ? Le verdissement des taxes débouchera t’il sur une régionalisation ou sur une centralisation fiscale ? Nos projets doivent être placés dans une perspective d’avenir, soit de progrès, soit de démocratie, sachant que les deux astres sont en train de diverger.

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