Internet modifie radicalement le rapport des humains à la connaissance. Auparavant — c'est-à-dire depuis la nuit des temps jusqu'aux toutes dernières années — le pouvoir et le sens, les idées, les programmes, relevaient d'instances collectives : des religions, des États, des armées, des écoles, des entreprises commerciales. Un chrétien, un communiste, un citoyen français, croyaient ce qu'avaient cru leurs pères, ce que la société leur enjoignait de croire pour en être dignes. Rien de semblable désormais. Voici qu'il est possible d'acquérir seul instantanément, chez soi et à toute heure du jour ou de la nuit, tel ou tel savoir, sans avoir à courir dans une bibliothèque, sans avoir à prêter allégeance à un professeur. Et chaque individu de compléter sur Wikipédia les dossiers offerts à tous. D'où, dira-t-on, la possibilité que se glissent dans ces exposés des erreurs involontaires ou même des contrevérités intentionnelles ? Soit, la belle affaire au regard des progrès accomplis ! Ce sont là des défauts mineurs et rectifiables, qui n'entament pas la nouveauté massive et l'immense bienfait de ce nouvel état de l'humanité.
Nous entrons dans l'économie du share — du partage — qui va bouleverser rudement un grand nombre de professions, notamment celles qui demandent ou demandaient des licences ; tels les taxis, malmenés par les fameux VTC. Mais le phénomène est bien plus étendu, et à la vérité général. Désormais, chacun est en relation directe avec tous et peut proposer individuellement la location de ses talents, de sa maison, de sa voiture, de ses outils. Le crowfunding se développe, qui permet de faire financer des disques, des films — ou des agences de presse ! — par des foules d'amateurs. Le livre commence à être atteint à son tour. Jusqu'à présent un auteur n'avait aucune chance de diffuser un de ses textes sans dépendre d'une maison établie. L'auto-édition ne pouvait consister qu'à faire imprimer un nombre limité d'exemplaires, puis à les placer dans quelques librairies ou bureaux tabac où repasser régulièrement pour constater les ventes éventuelles. Depuis le développement d'internet, l'auto-édition 2.0, qu'elle soit numérique ou sur papier, a pris une tout autre allure, et on peut se demander si elle ne finira pas par remplacer l'économie traditionnelle de la littérature. Désormais, la fabrication, la diffusion, la vente et la comptabilité de l'ouvrage sont assurées par une société mondiale — Amazon, Google, Apple, etc. — que tout lecteur potentiel peut contacter isolément et instantanément depuis les lieux les plus familiers ou les plus improbables.
Je peux en témoigner pour l'avoir pratiqué sur mes derniers ouvrages : si on assure seul la mise en forme des textes, l'ensemble du processus est gratuit et extraordinairement rapide. Si je demande par mail à Amazon de me tirer quelques exemplaires d'un de mes livres auto-édités, je les paie 3 ¤ pièce (hors transport) et je les reçois… trois jours plus tard, alors qu'ils sont fabriqués à Charleston, en Caroline du Sud ! Les livres commandés par des acheteurs européens sont imprimés dans le pays du lecteur et coûtent le prix fixé par l'auteur, livraison comprise ; dans mon cas deux fois moins qu'en librairie !
Sans doute, la mutation est-elle plus radicale encore lorsqu'on considère le support numérique. Avant d'en examiner les modalités pour les créateurs, il n'est pas inutile d'en rappeler le formidable intérêt pour les lecteurs. Les amateurs nostalgiques qui s'en tiennent à l'amour de l'objet livre, de la texture et de l'odeur du papier, connaissent néanmoins l'encombrement et la charge pesante que l'accumulation des volumes vaut à leur demeure ou à leur valise. En voyage, sans disposition spéciale, il est impossible d'emporter plus de cinq ou six tomes. Une liseuse, en revanche, ne pèse que deux cents grammes et tient dans une poche de veste, quand elle peut contenir toute la littérature mondiale. Mieux, elle l'acquiert désormais pour un coût presque nul car les bibliothèques nationales et nombre d'associations de bénévoles ne cessent de numériser et de proposer gratuitement les grandes ½uvres du passé aux éditions souvent épuisées, voire les textes plus récents tombés dans le domaine public. Proust est devenu gratuit, il ne faut que quelques secondes pour obtenir l'intégrale de La Recherche, serait-ce à trois heures du matin si l'on est insomniaque. Tout Rabelais, Rousseau, Diderot, Balzac, Stendhal, Hugo, sont immédiatement disponibles ; et aussi bien Dumas ou Eugène Sue. Sans parler des auteurs de langues différentes, Chaucer, Shakespeare, Defoe, Jack London, James Joyce ; Cervantes, Tchekhov, etc. Tout cela dans l'instant, sur un écran de la taille d'une page, moins lourd qu'un livre de poche. Si ce n'est pas là une extraordinaire mutation culturelle, on se demande ce que pourrait être d'autre un progrès… Ajoutons qu'il est même devenu inutile de disposer d'une liseuse proprement dite : les logiciels qui permettent de transférer les textes sur smart phones, palettes ou ordinateurs, sont gratuits.
Du point de vue des auteurs, cette nouvelle auto édition a quelque chose de renversant dans sa radicalité. Finie la recherche épuisante d'une maison d'édition que guident tout à la fois la recherche de talents et la maximisation des profits ; finie la soumission aux critères de lecteurs qui, pour être professionnels, n'en sont pas moins aussi des affidés de leur employeur ; fini l'abandon de 90% du prix de vente de l'ouvrage ; oubliée la forme de petite mort que vaut à une ½uvre sa clôture définitive dans le cercueil d'un volume. Ce dernier point est particulièrement intéressant et laisse apercevoir l'immensité du changement de paradigme. Il est en effet possible à un auteur s'auto-éditant chez l'un des géants de l'internet — certes sur support numérique mais même sur papier puisque les volumes sont imprimés un à un à l'occasion de chaque commande individuelle — de modifier instantanément, de compléter en permanence au fil du temps son livre qui reste donc vivant tant que son auteur l'est.
Bien sûr, le problème, c'est l'information et le contact des lecteurs. Mais pourquoi les critiques littéraires ne recommanderaient-ils pas aussi bien des textes immédiatement accessibles sur internet que les bouquins empilés dans les librairies… s'il en reste ? Je parie ici même qu'un jour on verra un livre auto-édité sur la toile remporter un prix littéraire ! Certes, les grandes maisons d'édition peuvent lancer des campagnes publicitaires que ne pourront jamais s'offrir des auteurs isolés. C'est le bon côté de l'économie traditionnelle du livre : en assurant la fortune de leurs éditeurs, les écrivains bien vendus ouvrent l'avenir à de nouveaux créateurs encore inconnus. En ajoutant à ces difficultés de diffusion le financement des traductions dans d'autres langues, on devine qu'apparaîtront partout, comme c'est déjà le cas dans nombre de pays, aux États-Unis notamment, des agents d'auteurs semblables aux impresarios des comédiens, dont le métier sera de régler ces questions. Ne doutons pas que naîtront d'autres relais encore, des circuits dont nous n'avons aujourd'hui aucune idée. Par exemple, qui aurait imaginé, avant l'invention d'internet, voir un jour des livres co-écrits, non pas à deux ou trois, mais à mille ? Les premiers éclaireurs de cette future troupe sont déjà là, en format numérique mais aussi en volumes, sur les rayons des librairies… Certes, on attend encore que sorte de cet atelier mondial un Don Quichotte, le retour ou une Divine Comédie 2.0, mais je ne jurerais pas qu'un tel miracle n'aura jamais lieu. L'avenir n'est pas écrit, c'est le cas de le dire…
Avec l'autorisation d'ABP, et pour montrer que ce qui précède n'était pas de la fiction (!), je termine en donnant les pitches de mes derniers livres, disponibles sur tous les sites d'Amazon (5 ¤ en format numérique, 11 ¤ en livre imprimé, livraison comprise).
Préavis (comédie) Une grève générale paralyse la France et peut-être la planète entière. Tous les médias sont muets. Demain sera autre, mais personne n'a idée de ce qui va naître
Rature (roman) Un rêveur impénitent voit soudain sa vie réelle dévastée par un coup de théâtre. Or, de tels accrocs surviennent plutôt sur scène, dans un roman à suspense ou sur l'écran d'une série B. Le héros décide donc d'écrire et de jouer la suite de ses jours. Mais le diable veille : une phrase changée deviendra l'arme du dernier meurtre, celui de l'auteur.
Cohensidansepochtli (roman) Une femme raconte un voyage à Hong Kong ; une errance dans ses rêves aussi, dans son histoire personnelle et dans celle du monde. Mais ce périple ne s'est peut-être pas déroulé comme elle le dit ? Si le journal est mensonger, quel est le roman qu'il maquille ? Un polar était-il caché dans la chronique ? Ça va saigner…
Sexuelles (roman) Une fable torride paraît en librairie et sur internet, qui conte une nuit d'amour entre un homme et une femme. L'auteur reste caché derrière le narrateur. Mais une lectrice prétend l'avoir identifié sous les traits de l'amant et s'être elle-même reconnue sur la couche du récit… Fiction ? Autofiction ? Parabole ? Reportage ?
Tolente (roman) Il existerait au fond de la mer, sous les cormorans et les bars, sous les humains et les chats, au pays des homards, une ville aux rues pavées d'or : Tolente. Peut-être faut-il entretenir la légende ?
Aveuglément (nouvelles) Peut-on aimer sans savoir qui l'on aime ? La jouissance est-elle une grâce de Dieu ? La lumière est-elle une enfant de la nuit ? Le monde est-il l'écloserie du hasard ? Un auteur est-il toujours seul ?
Quoi d'Autre ? (essai) Si leur for intérieur, leur communauté, leur religion, leur pays, la planète, l'univers, leur paraissent en danger de clôture, que chacune et chacun gardent le courage et l'humour de se demander : Quoi d'autre ?. Nous sommes tout près et si loin : pour les mêmes raisons… (Est notamment évoquée la nouvelle économie du livre née de l'édition sur internet.)