" La force de la mer m'a souvent impressionnée, mais elle ne m'a jamais fait peur. Sa tendresse m'émeut encore tous les jours. J'ai l'impression qu'elle fait tout pour me rendre heureuse. " Écrit au seuil des années 1990, le manuscrit d'Océane ne sera jamais publié. Trente ans plus tard, avec l'accord de Marie et Hubert, fille et frère de Florence Arthaud, cette poignante déclaration d'amour à la mer voit enfin le jour, aux éditions Arthaud. Sorti le 17 mars..., jour de la Saint-Patrick, synchronicité étonnante, ou pas justement... avec un autre Patrick, Mahé en l'occurrence..., dont nous publions ici l'interview, puisque c'est à Vannes, chez l'ancien rédacteur en chef de Paris-Match, que reposait le précieux manuscrit.
Patrick Mahé : Il reposait dans mes archives, à Vannes. Il était en ma possession depuis… 1989. C’est un manuscrit de jeunesse, dont l’écriture partagée avait été confiée à Patrick Le Roux, journaliste de voile aux inspirations bardiques (avec Luc Le Vaillant et Rémy Frère du journal « Libération »). Le récit dévoile l’origine de la passion de Florence Arthaud pour la mer où elle s’illustrera si magnifiquement, gagnant, au-delà de la Route du Rhum 1990, le titre affectueux de « fiancée de l’Atlantique. »
PM : Tout est parti de la contraignante chasse aux sponsors, qui est le sort de la plupart des marins. Florence était venue me voir à Paris-Match, où j’étais rédacteur en chef. Elle espérait obtenir un partenariat de la part de notre magazine, imaginant même d’en faire claquer le logo sur sa voile. Ce n’était pas gagné ; du coup, je l’avais orientée sur les Éditions Filipacchi (même Groupe) où je tenais la barre, côté éditorial…
PM : Ça tient un peu du « secret de famille ». Dans son livre, Florence explique pourquoi et comment, au sortir d’un grave accident de la route (plusieurs mois d’hosto et de convalescence), elle a pris le large - à 18 ans - coupant les amarres familiales. Adieu, cocon et lit à baldaquin Napoléon III de son enfance, où il lui était interdit de faire des bonds ! Marie Lingois, sa fille (27 ans) explique très bien dans une interview récente à « Paris-Match » (N° du 18 au 24 mars dernier) comment la lecture d’« Océane » lui a permis de mieux comprendre la relation de jeunesse de Florence avec ses parents, notamment le côté amour-bagarre-amour entre une fille et son père ; ce qui, ajoute-t-elle, très justement, concerne à peu près tous les jeunes à l’adolescence…
PM : Justement, c’était faux. Ce n’est pas parce que ses parents étaient de grands éditeurs (les Éditions Arthaud), qu’elle ne prenait pas des distances passagères avec eux ; un phénomène bien connu des « teen-agers », toutes générations confondues. Florence symbolise jeunesse éternelle et liberté de la femme. Quand elle est venue me voir, elle ne voulait pas être éditée chez son père ; pas seulement parce qu’elle le tenait « à bout de gaffe » à ce moment-là (les périodes de froid ne duraient pas entre eux) mais parce qu’elle ne tenait pas à être éditée chez Arthaud, redoutant de passer pour une privilégiée… La maison éditait alors des figures à forte notoriété : les grands marins, Bernard Moitessier ou Éric Tabarly, pionniers et maîtres, l’alpiniste Frison-Roche, l’explorateur Paul-Émile Victor… Elle ne voulait pas de « passe-droit ». Nous avons donc conduit le texte jusqu’au seuil du « BAT » (bon à tirer » dans le jargon de l’édition…) Paré à être imprimé !
PM : C’est plus complexe que cela. En fait, après qu’elle eut rassemblé toutes ses idées et transmis à Le Roux l’expression de sa volonté, je dirais même de son exemplarité – ce que la suite a prouvé – elle a été prise d’un certain scrupule : comment paraître ailleurs que chez Arthaud ? Ne serait-ce pas une petite entorse morale vis-à-vis de ses parents et grands-parents ? Tout était relu, corrigé, à la virgule près… Et soudain, le coup de théâtre : elle nous a demandé de surseoir à la publication. De sa voix un peu rauque et d’un ton complice, faussement détaché, elle m’a dit : « Garde-le. On verra ça plus tard. »
PM : Je l’ai relancée quand elle a remporté La Route du Rhum et a battu le record de l’Atlantique. Mais « Nann » ! Elle n’était pas prête. Plus tard, j’en ai parlé vaguement à Olivier de Kersauson, puis à Eugène Riguidel et Yann Queffélec, lors d’une conférence au Salon du Livre, à Vannes, en 2015, où nous rendions hommage à Florence, disparue quelques mois plus tôt. Nous lui avions aussi dédié une grande Expo photo sous les remparts de Vannes. Florence était venue deux fois au Salon « Livr’à Vannes / Levr e Gwened », dont l’une avec Marie Tabarly, la fille d’Éric. Entre elle et moi, devant un verre de Muscadet - vin breton, s’il en est - l’histoire du manuscrit « fantôme » tournait au clin d’œil et au mot de passe pour initiés : « Alors Florence, on le sort quand ton bouquin ? – « Arrête, c’est vieux tout ça… »
PM : Ça s’est fait au tragique hasard de sa mort qui la frappa sur un jeu télé, en Argentine. Ce maudit accident d’hélico. Elle avait 57 ans ! Florence avait fait de la Bretagne sa petite patrie d’adoption (ses racines familiales sont montagnardes), la Trinité-sur-Mer fut son port d’attache ; elle y cultivait l’amitié du Dr Jean Le Rouzic, celle des concurrents (copains et autres) des courses au long cours, adorait les méandres « secrets » de la rivière d’Auray, répondait à l’appel irrésistible du Golfe du Morbihan (membre éminent des « Plus belles baies du monde »), ou à celui des îles du grand large : Belle-île, Houat, Hoedic. C’était sa porte de sortie vers la grande évasion atlantique : « Mor Braz » (l’Océan), via Ouessant et surtout Molène, où le copain hôtelier et rocker, Erwan Masson, faisait table d’hôte, comme dans une chanson de Glenmor…
PM : Exactement. En août 2018, nous avons inauguré un giratoire Florence Arthaud à Vannes (1), dans le prolongement du quai Éric Tabarly et de l’Allée Loïc Caradec – qu’elle avait secouru lors d’une Route du Rhum, en vain, hélas ! Le maire, David Robo, avait tenu à ce que les plaques soient bilingues – français, breton – ne serait-ce que pour souligner le soutien de Florence à la langue bretonne. En effet, elle s’était calée dans le sillage d’Eugène Riguidel, conduisant sa « plate » à la godille, bravement campé derrière un immense « gwenn ha du » dans le port de Vannes. Eugène menait une mini régate en faveur des écoles « Diwan » pour l’enseignement du breton en immersion. Florence était à ses côtés. Pour l’inauguration du giratoire – « Kroashent-Tro » Florence Arthaud, les grands marins, ses pairs, étaient là : Christian Février, Loïck Peyron, Gaël de Kerangat, les amis de l’Association Éric Tabarly, etc…
PM : Ce jour-là, nous en avons dévoilé deux et, bientôt, il y en aura une à la mémoire de Charles-Marie Guillois, le marin qui traduisait les Appels du général De Gaulle à Radio Londres. Jusqu’au bout de sa vie, il rêva – en vain – d’obtenir pour la langue bretonne un statut officiel équivalent à celui du gallois en Grande-Bretagne… Il y en a dans le cœur historique : rue Saint Guenhaël – straed Sant-Gwenael -, rue de la Bienfaisance – straed ar Madobererezh –, rue Saint-Salomon –straed Sant-Salaun -, sans compter la cinquantaine de « totems » indicateurs bilingues, détaillés en centre-ville et sur le port. Ce bilinguisme est à consolider. Il va de pair avec l’éducation dédiée qui, à Vannes, va de la crèche au lycée.
PM : Yann Penfornis, directeur général du chantier « Multiplast », à Vannes, là où se construisent les plus prestigieux voiliers de course au large, nous invita à baptiser un autre site en honneur du Nantais Jean Maurel, lui aussi disparu. Florence avait disputé une Transat en double avec lui. C’est la seconde plaque bilingue inaugurée en cette journée particulière : Giratoire Jean Maurel, navigateur = Kroashent-Tro Jean Maurel, moraer.
PM : Très émouvante. J’entends encore les paroles de Loïck Peyron : « Il y a beaucoup d’étoiles dans le ciel, Florence, mais pas deux comme toi ! » Alors, Michel Mathieu, « talabarder » du Bagad de Vannes, le célèbre Bagad Melinerion, dégaina sa bombarde, lâchant, à pleins poumons, un solennel « Amazing Grace » vers le ciel.
PM : Un peu plus tard, car il n’avait pu décoller de La Napoule à cause du mauvais temps. Il habite Antibes. Après être passé sur la tombe de Florence, dont les cendres reposent à Sainte Marguerite, l’une des îles de Lérins, je lui ai remis le texte sur place. Florence avait appris à naviguer en Méditerranée, mer imprévisible où elle avait failli périr au large du Cap Corse en 2011. Mais c’est en Bretagne qu’elle a déployé tout son savoir.
PM : C’était dur pour lui. Il avait du chagrin de page en page. Il l’a adressé à Marie, la fille de Florence, qui dirige une boîte de prod’ à Londres. Il l’a rassurée avant lecture : « C’est bien Florence. Je la reconnais partout ». Marie a vite compris les messages de volonté, et de liberté qu’incarnait sa mère. Après que nous ayons retrouvé Patrick Le Roux, auteur partenaire, qui vit dans un petit village occitan, elle nous a donné le feu vert. Et c’est ainsi, morale de l’histoire, que Florence réapparaît chez… Arthaud. En pleine lumière.
(1) Actuellement délégué aux jumelages et au rayonnement de la Ville de Vannes, Patrick Mahé était alors élu à la Culture bretonne.