Prendre au pied de la lettre les résultats d'une élection aussi baroque que celles du Parlement européen n'a guère de sens et ne préjuge en rien des élections à venir, cantonales (nouveaux cantons), régionales et législatives. L'événement majeur, plus que la poussée du Front national, est le score inattendu, bien que localisé surtout à l'Ouest, de la liste Troadec.
Quelques tendances générales en Bretagne sont à noter : le Front National triple son pourcentage, mais le Parti socialiste ne s'effondre pas. L'UMP a gardé la première place, mais voit les centristes lui mordre les mollets. L'Union démocratique bretonne, comme prévu, a joué en quatrième division et n'a pas haussé ses résultats par rapport aux élections individuelles. C'était seulement la deuxième fois qu'elle se présentait sous son nom propre à une élection générale et si, elle persévère, elle finira par être connue de l'électeur breton moyen.
Les écologistes de gauche (EELV) peuvent constater une grosse perte d'influence dans la Bretagne Ouest, mais ils maintiennent assez bien dans l'Est urbain. Le Front de gauche fait généralement de la figuration, sauf dans quelques villes, et les partis d'extrême-gauche (NPA et Lutte ouvrière) restent très marginaux, malgré l'alliance locale du premier avec Breizhistance (extrême-gauche bretonne indépendantiste). Une grande partie de ces résultats médiocres pour ces partis de type protestataire doit être attribuée à la poussée du Front national, d'une part, et au succès sur une partie notable de la Bretagne, de la liste menée par Christian Troadec, « Nous te ferons, Europe » qui accueillait des membres du Parti Breton, de Breizh Europa et des personnalités du mouvement des Bonnets rouges.
Le Parti fédéraliste européen, qui se flatte d'être le seul parti transnational, a fait un score très faible. Il avait accueilli dans la liste des membres d'un cercle de réflexion « En avant, Bretagne », mais, cela n'a pas du être visible et compréhensible pour les électeurs.
Christian Troadec, conseiller général et maire de Carhaix-Plouguer, a été l'un des porte-paroles du Collectif « Vivre, décider et travailler en Bretagne » qui a initié, début décembre 2013 (c'était hier !), le mouvement des Bonnets rouges. Il avait annoncé, un peu avant, qu'il monterait une liste pour les Européennes, car, comme, il le dit, «le rôle d'un politique, c'est de se présenter aux élections. ». Le Collectif lui a fait remarquer qu'il ne pouvait plus rester porte-parole, à partir du moment où il était officiellement candidat et il a donc du être remplacé à ce poste. Il est impossible que la séparation soit effective dans les esprits et, les médias ont souvent rappelé, au cours de la campagne, qu'il était « leader des Bonnets rouges ».
Parallèlement, l'Union démocratique bretonne (UDB), sans ses alliés écologiques habituels devenus une machine à conquérir des places dans le système central, avait décidé de monter une liste sous son nom et d'offrir la 3ème place à Christian Troadec, qu'elle connaissait bien pour avoir fait liste commune à Carhaix. La seule place que puisse briguer un Christian Troadec est la première et l'UDB ne se voyait pas devoir découvrir après coup les prises de position d'un électron libre de la politique, le Daniel Cohn-Bendit des champs. De plus, l'UDB savait que l'image de Troadec est beaucoup plus négative à l'Est qu'à l'Ouest.
Christian Troadec a donc remis en place son alliance des régionales de 2010 avec le Parti Breton, en y ajoutant le nouveau parti Breizh-Europa, et en attirant des personnalités du mouvement des Bonnets rouges, comme Valérie Bescond et Corinne Nicole. Il a fait campagne presqu'uniquement en Bretagne Ouest, aux alentours de son point d'ancrage carhaisien, mais, il s'est déplacé à Rennes pour soutenir moralement des auteurs d'incendie de portiques écotaxe et à Nantes pour affirmer son appui à la réunification de la Bretagne devant les murs de l'Assemblée des Pays-de-la-Loire, alors qu'elle votait contre la division possible de sa région.
Les premiers résultats sur les 5 départements bretons montrent que la liste Troadec a obtenu, environ 5,40% (80 0850 voix) et la liste UDB, 1,84% (27 183 voix), et le total de 80 808 voix n'a jamais été atteint par des listes purement bretonnes, car, si, aux régionales de 1998, l'UDB avait obtenu sous l'intitulé de « Réussir ensemble la Bretagne » 49 336 voix (3,04%), mais, il faut plutôt se référer au résultat obtenu par le Parti Breton (liste «La Voix de la Bretagne en Europe ») aux élections européennes en 2009 qui était de 2,45% et 32 712 voix en Bretagne ( voir notre article ).
Sachant que Christian Troadec est une personnalité controversée chez les militants bretons et, même chez les Bonnets rouges, ses résultats sont, un peu moins bons que ce qu'il aurait espéré, afin d'être élu député européen, mais, ils en font un politique incontournable dans la partie Ouest de la Bretagne, car il est en tête ou deuxième dans presque toutes les communes dans un rayon de 40 kilomètres autour de Carhaix et il obtient la pole position ou la deuxième dans des communes à plusieurs dizaines de kilomètres, par exemple, à Plomeur, près de la Pointe de la de la Torche. Il est souvent en deuxième ou troisième position dans le Léon, mais, rarement avec moins de 12%.
Son rayonnement est clairement centré sur Carhaix, mais à l'Ouest d'une ligne Saint-Brieuc-Vannes, il a séduit beaucoup d'électeurs dans les petites communes rurales. Chose remarquable, il obtient des succès dans le Trégor rouge, la zone des anciens votes paysans communistes du triangle Lannion-Guingamp-Carhaix. Il a avancé en janvier que les Bonnets rouges étaient un antidote au vote Front national, et il est fort possible que dans sa zone d'influence, il ait empêché le vote FN de monter en offrant un débouché aux frustrations devant les fragilités des activités agricoles et industrielles.
Christian Troadec dispose désormais d'un bon tremplin pour atteindre ses deux véritables objectifs : s'imposer en 2015 comme incontournable au Conseil régional, quoique la réunification qu'il prône ne le servirait pas, mais, les électeurs de Loire-Atlantique le connaissent maintenant un peu mieux, et gagner le siège de député en Finistère central (de Carhaix à Crozon), ce qui, sur le papier, semble atteignable. Il lui reste à redéfinir sa position par rapport aux Bonnets rouges, qui sont, eux-mêmes, en pleine reconfiguration après 2 mois et demi de sommeil relatif.
Le corps politique breton se cherche et est toujours fracturé politiquement et géographiquement, mais les dérives et les palinodies des machines politiques dominantes ouvrent considérablement le jeu et, malgré les apparences, le Front national est loin de pouvoir rafler la mise en Bretagne (et pas forcément ailleurs, non plus).
Christian Rogel