Karl Marx, dans "La lutte des classes en France" distingue sept classes sociales, avec chacune ses propres intérêts et ses propres valeurs. La lutte des classes se jouait selon lui entre deux classes principales. D'une part le prolétariat, ceux qui travaillent pour un salaire, et d'autre part les capitalistes, ceux qui organisent et exploitent le travail. Il était entendu que c'était le travail productif qui créait la richesse.
Parmi les sept classes, Marx distingue la petite bourgeoisie. Il en fait le terreau du "socialisme doctrinaire", différent du socialisme révolutionnaire du prolétariat.
Aujourd'hui, la petite bourgeoisie n'est plus une classe secondaire. Elle domine la culture, les médias et la politique. Les "classes moyennes" sont l'objet de toutes les attentions.
L'anticapitalisme créait une solidarité entre la petite bourgeoisie et les classes laborieuses. Cette solidarité n'existe plus. On ne sait plus où se crée la richesse. On ne veut plus le savoir. Est-ce l'État qui crée la richesse ? Est-ce l'intelligence et l'agilité des start-ups ? Est-ce encore le travail ?
Le passage du vocabulaire anticapitaliste au vocabulaire anti-austérité est révélateur. L'anticapitalisme était l'exigence du partage des richesses qui se créent dans le secteur productif. L'anti-austérité est le refus de partager la pauvreté qui se répand dans le secteur productif.
L'anti-austérité et les plans de relance se réclament des solutions de John Maynard Keynes. Celui-ci est aujourd'hui considéré comme un économiste de gauche. Non pas parce qu'il défend la valeur du travail, mais parce qu'il défend l'importance de l'État. Keynes, pour résoudre la crise des années trente aux Etats-Unis, avait proposé de relancer l'économie par la consommation, et la consommation par l'intervention publique.
Les solutions de Keynes ne marchent plus, pour au moins trois raisons.
1 - En 1929, le poids du secteur public était inférieur à 20% du PIB. Aujourd'hui, il dépasse les 50%. Il n'est plus possible de renforcer le secteur public sans déséquilibrer l'économie productive. Vouloir, au nom de la relance, mettre plus d'argent dans le secteur public, ne peut se faire qu'en augmentant la productivité dans le secteur privé. Être à la fois contre l'austérité dans le secteur public et contre le productivisme dans le secteur privé est une imposture.
2 – L'argent qui est mis dans le secteur public ne permet plus de créer des chantiers, donc de l'emploi et de la richesse. Il permet seulement d'assurer la paye des agents publics. Les récentes manifestations de maires ont montré qu'ils peuvent tout juste assurer les affaires courantes.
3 – Les acheteurs publics ne sont plus solidaires de l'emploi local. Ils s'abritent derrière les législations européennes sur les appels d'offres. Certes, il y avait autrefois des abus de favoritisme. Mais, au moins, les chantiers publics donnaient du travail aux gens du coin, même s'ils engraissaient au passage les entrepreneurs locaux.
Donner plus de moyens à l'État implique une augmentation des prélèvements sur le travail productif, donc sur les entreprises et les travailleurs du privé. Pour payer plus, il faut produire, soit plus, soit différemment. Il faut s'engager, soit dans la course aux profits, soit dans la course aux changements et aux innovations. Aujourd'hui, 12,6% des salariés sont dans un état de "surengagement", de "pré-burn out". Le stress dans les entreprises en crise ou en mutation sont des ferments de révoltes populaires.
Donner plus de moyens à l'État permettra-t-il de lui conserver son rôle de protection des citoyens et de garants des droits sociaux ? Les droits deviennent des privilèges quand les exclus et les sans-droits deviennent majoritaires. Les exclus sont les chômeurs et ceux qui sont ballottés dans des emplois temporaires. Les sans-droits sont les indépendants.
Voici quelques chiffres. Fin août 2015, le nombre de demandeurs d'emploi de catégories A, B, C s'établit à 5 420 900 en métropole. Si on y ajoute les catégories D et E, on atteint 6 095 800. Les embauches en CDD se généralisent. Le nombre de tâcherons, travailleurs indépendants ou auto-entrepreneurs, explose. Il a augmenté de 26% entre 2006 et 2011. Il continue à augmenter, avec des revenus souvent inférieurs au SMIC et des protections sociales floues. Aux Etats-Unis, si les tendances se maintiennent, le nombre de travailleurs indépendants pourrait dépasser le nombre de travailleurs salariés dans quelques années.
La lutte des classes ? Quelles classes, quand la majorité d'entre nous n'a pas de statut stable ?
Croire que les crises seront résolues par des solutions politiques influe sur la revendication bretonne et sur toutes les revendications autonomistes en Europe. Le mythe de l'État-providence conduit à surestimer les institutions par rapport aux capacités de résilience et d'auto-organisation de la société civile. Cette surestimation occupe le paysage médiatique. D'un côté les partisans des institutions centrales. En France, c'est la nostalgie jacobine et la référence aux valeurs républicaines. De l'autre côté, les partisans des institutions "régionales". C'est la référence à la Bretagne, à l'Ecosse ou à la Catalogne. D'un côté, ceux qui veulent donner plus de moyens à l'État. De l'autre, ceux qui veulent donner plus de moyens aux institutions régionales.
Comme nous l'avons dit, tout cela occupe le paysage médiatique. Mais la réalité profonde, c'est l'augmentation du nombre des sans-droits et l'auto-organisation de la société civile, grâce notamment aux nouvelles technologies. Ceci oblige à relativiser le pouvoir des institutions, l'importance des élections, la sacralité des législations, la durabilité de l'État-providence.
Finalement, le travail productif serait peut-être, comme le disait le vieux barbu, la source de toute richesse. La société évolue selon la façon dont la production des biens et des services s'organise. Il est important d'avoir des élus qui portent la revendication "Vivre, décider et travailler en Bretagne". Mais, pour vivre et décider en Bretagne, il faut d'abord que les Bretons s'organisent pour y travailler.
Jean Pierre LE MAT