Présentée comme une "terre du passé", un pays riche en contes et légendes, attaché à ses traditions et souvent aussi à ses superstitions, la Bretagne du XIXe siècle semble être restée globalement en dehors du formidable développement de l'industrie qui s'est alors produit en France et en Europe, exception faite de quelques îlots limités comme la Basse-Loire, Brest et Lorient grâce à leurs arsenaux, Hennebont avec ses forges et les ports de pêche du littoral atlantique avec leurs conserveries.
La cause est entendue : la plus grande partie de la péninsule est restée rurale et paysanne jusqu'aux années 1950 et les Bretons demeurés en Bretagne n'ont guère brillé par leur esprit d'entreprise. Chacun a en mémoire cette sentence terrible d'Ernest Renan à propos de ses compatriotes : "Jamais race ne fut plus impropre à l'industrie, au commerce" (Souvenirs d'enfance publiés dans la Revue des Deux Mondes en décembre 1876).
Il faut toujours se méfier des généralisations. Ernest Renan lui-même n'était manifestement pas tourné vers les affaires. Son père, capitaine au cabotage, était mort noyé en laissant des dettes importantes alors qu'Ernest n'avait que cinq ans. Le commerce d'épicerie de sa mère avait périclité et la famille avait connu une grande pauvreté.
Entré au petit séminaire à l'âge de 16 ans, puis passé au grand séminaire à 20 ans, il devait en sortir à 22 ans pour ne plus se consacrer désormais qu'à l'étude et à la recherche dans les domaines de la philosophie, des langues anciennes et de l'histoire des religions. Il est sûr que le monde religieux, puis le monde intellectuel dans lequel il devait évoluer, étaient bien éloignés du monde des entreprises.
La même observation peut être faite à propos de beaucoup de ceux qui ont évoqué l'âme bretonne au XIXe siècle, de François-Marie Luzel à Anatole Le Braz, employés de l'administration et enseignants, étrangers au monde économique. Ils ont largement contribué à fixer durablement, à l'extérieur comme à l'intérieur même de la Bretagne, l'image d'une région largement refermée sur elle-même et allergique au progrès... Même s'il comporte une large part de vérité, ce tableau mérite d'être profondément atténué et corrigé.
Depuis quelques années, des recherches approfondies ont mis en valeur la vie et l'œuvre de Bretons du XIXe siècle, savants et ingénieurs, grands entrepreneurs et pionniers de la médecine, qu'on avait injustement oubliés et laissés dans l'ombre. La Bretagne n'est pas restée aussi éloignée, qu'on l'a dit, du mouvement général des sciences et de l'industrie qui a saisi alors une grande partie de l'Europe.
Le livre remarquable que Charles des Cognets a récemment fait paraître aux Presses Universitaires de Rennes, "De la toile aux chemins de fer. L'extension nationale d'une entreprise bretonne au XIXe siècle", en est une nouvelle illustration saisissante et convaincante. Dans cet ouvrage de 287 pages, denses mais captivantes, l'auteur qui est un arrière-petit-neveu de François-Louis Soubigou (Plounéventer, 1819 - 1902), retrace l'itinéraire de cet homme politique finistérien d'origine paysanne qui fut aussi un entrepreneur audacieux. Il décrit aussi très bien son milieu social et familial, les réseaux dans lesquels il a inséré son action économique et politique, les valeurs qui étaient les siennes.
Au fil du récit, très solidement documenté, on découvre d'autres entrepreneurs bretons également oubliés, mais qui firent pourtant de grandes choses dans le domaine des travaux publics : construction de routes, de chemins de fer et d'ouvrages d'art. Il s'appelaient Prigent, Soubigou, Quéinnec, Radenac et Colbert et ils réalisèrent une part importante des lignes de chemin de fer en Bretagne, mais aussi la totalité du réseau d'Auvergne et de multiples voies ferrées ailleurs en France.
Plusieurs de ces entrepreneurs étaient des "Julots" (en breton "Juloded") et appartenaient à ce groupe de quelque 300 paysans marchands toiliers de l'arrière-pays de Morlaix (en bonne partie le "pays des enclos paroissiaux"), dans le Léon, qui s'étaient enrichis depuis plusieurs générations grâce à la production et à la commercialisation de toiles de lin. L'un d'eux, Yves Prigent, fut le premier à comprendre que le commerce des toiles était mort et à se lancer dans les travaux publics. Son gendre agriculteur, François-Louis Soubigou, devait avoir une carrière politique bien remplie : élu représentant du peuple à l'Assemblée nationale constituante le 23 avril 1848, à l'avènement de la IIe République, il ne siégea que quelques mois, mais réapparut à la chute de l'Empire, fut élu conseiller général du Finistère en 1871 et sénateur en 1876, réélu en 1885.
Dès son premier mandat en 1848, il sut pressentir l'importance qu'allaient jouer les chemins de fer. C'est le 25 avril 1865 que la ligne Paris-Brest fut achevée et que le premier train arriva à Brest (le voyage durait alors 16 heures). Une bonne partie de la ligne avait été construite par l'entreprise Prigent et Cie, devenue Radenac et Cie (Victor Radenac était né à Plœuc en 1819 et avait acquis une solide formation d'ingénieur), puis Jean-Pierre Soubigou et Cie et enfin Soubigou et Cie. L'entreprise qui avait son siège à Plounéventer, une commune de 1 500 habitants aujourd'hui, fit travailler quelques milliers d'ouvriers, terrassiers, mineurs, charretiers, charpentiers et mécaniciens...
François-Louis Soubigou dont le portrait figure sur un vitrail de la basilique du Folgoët, fut toute sa vie très attaché au monde rural, dont il défendit constammenet les intérêts et auquel il prêcha la modernisation des méthodes et des techniques. Chrétien fervent, il fut aussi toujours très attaché à son identité bretonne et en particulier à sa langue. C'est en costume breton qu'il alla, sans complexe, siéger en 1848 à l'Assemblée nationale constituante. Cette grande figure d'entrepreneur a illustré par sa vie des valeurs qui sont bien bretonnes : le courage, la ténacité, l'ouverture et l'audace.
Ce livre a été préfacé par Anne-Marie Idrac, l'actuelle présidente de la SNCF (après avoir été présidente de la RATP). Née à Saint-Brieuc, Anne-Marie Idrac est la fille d'André Colin, ancien ministre, dont la mère s'appelait Marie Soubigou...
Ce livre est vendu en librairie au prix de 18 €.