Attention cet article est un peu long à lire, mais, pour m’excuser par avance, je me dois de vous dire que le sujet est d’importance. Pour compléter une de mes récentes interventions à propos de ces saints et un ancien article sur les Celtes qui vient d’avoir un assez grand succès sur facebook, regardons donc, à un moment où la Bretagne semble connaître une nouvelle étape dans son Histoire, du côté de ces saints dont l’influence sur la Bretagne a été gigantesque et le mot n’est pas trop fort. Qui furent-ils ?
Le sujet n’est pas simple, je dois vous l’avouer, et il faut le plus souvent se référer aux résultats de chercheurs d’Outre-manche. Pour internet, connectez-vous à des sites en anglais. Cette situation n’est pas nouvelle car les saints ont vécu dans une période sombre, dite par ces chercheurs, Dark Ages. Ce sont les heures noires de la fin de l’Empire romain, ce que l’on nomme en France l’Antiquité tardive, IVe-VIe siècle après J.C. L’Empire romain, riche, couvrant tout le bassin méditerranéen, réunissant de très nombreuses ethnies, connaît alors des querelles entre les généraux pour s’emparer du pouvoir impérial, épidémies, révoltes de soldats et d’esclaves (ce que l’on nomme les bagaudes qui a donné le mot bagad) et bien sûr poussées de peuples étrangers sur ses frontières. Les sources ne sont pas claires, mais alors pas du tout, écrites souvent par des religieux (que l’on nomme les hagiographes) des siècles postérieurs à l’époque des saints, entre les IXe et XIIIe siècles, qui préfèrent mettre en valeur bien sûr – il faut les comprendre – les miracles de leurs héros sanctifiés. Et aujourd’hui, les historiens s’arrachent les cheveux pour distinguer imaginaire et réalité. Comme si cela ne suffisait pas, de très nombreux écrits ont disparu dans les destructions des abbayes par les Vikings aux IXe-Xe siècles.
Les saints sont surtout des hommes – sur les quelque 700 répertoriés, on trouve une vingtaine de femmes - chrétiens, originaires de Bretagne, pas la Bretagne continentale, mais de la Bretagne insulaire, c’est-à-dire des Îles britanniques. À la fin de l’Empire romain, la Bretagne actuelle était comprise dans la province romaine de Lyonnaise III (qui était plus étendue que l’Armorique) tandis qu’Outre-Manche, l’Angleterre et le Pays de Galles actuels étaient compris dans la Province de Bretagne. Si sur le continent les Armoricains sont désignés comme Gallo-romains, de l’autre côté de la Manche, on les nomme Britto-Romains, protégés des Pictes (vivant dans l’actuelle Écosse) par deux murs (ceux des empereurs Hadrien et Antonin, édifiés au IIe siècle) et par trois légions. Depuis le IIIe siècle la Bretagne romaine est très importante politiquement. C’est sur son territoire que se font et se défont les empereurs. Constantin y fut acclamé empereur par les légions de Bretagne en 306. Le problème fut que, de plus en plus, le recrutement des légionnaires devint local. Si ces légions partent encore sur le Rhin défendre les frontières de l’empire contre les turbulents Germains, il est pour les empereurs de plus en plus difficile de leur faire quitter les villes qu’elles ont fondées et développées en Angleterre et au Pays de Galles (comme Chester et York) surtout que les légionnaires reçoivent de moins en moins bien leurs soldes.
En 363 a lieu la Grande Conspiration. Les troupes romaines désertent et laissent passer les Pictes d’Écosse. Les Saxons débarquent à l’Est comme les Scots d’Irlande. Campagnes et villes britto-romaines sont dévastées. De nombreux Britto-Romains sont kidnappés et réduits en esclavage. Le futur empereur Théodose intervient et remet de l’ordre. Mais rien ne va plus. Le Tractus Armoricanus et Nervicanus, cette administration militaire chargée du contrôle de toutes les côtes de Boulogne à la Gironde, créée en 370, est dépassée. Les mers sont infestées de pirates. C’est l’époque où un jeune Britto-Romain, nommé Maun Succat, fut enlevé par des pirates scots d’Irlande et vendu comme esclave. De 405 à 411, il vivra en Irlande où il trouva Dieu. Il finira par s’enfuir pour revenir chez lui. Il repartira en Irlande pour évangéliser ses anciens maîtres. Ce jeune garçon est saint Patrick. C’est aussi l’époque où le jeune fils de Théodose, l’empereur Honorius III décida d’abandonner à leur sort les Britto-Romains qui répliquèrent en chassant les officiers romains (407). Il est vrai que Rome fut mise à sac par les Vandale trois ans plus tard. Un soldat romain de Bretagne, Constantin, voulut s’emparer de l’empire romain d’Occident. Il quitta la Bretagne avec toutes les troupes et laissa le territoire sans défense. Vaincu par Honorius III, il sera exécuté.
Les Britto-Romains furent donc livrés à eux-mêmes. Qui pouvait maintenir l’ordre ? L’aristocratie britto-romaine bien sûr, ceux qui pouvaient se payer des troupes, faire construire des défenses, se constituer des principautés. Mais l’esprit de Rome était encore très présent. Le presque légendaire Ambrosius Aurélianus – que certains assimilent au roi Arthur – après avoir repoussé des incursions de Saxons (455) de plus en plus installés dans l’Est, serait parti sur le Rhin combattre les Germains. Récemment l’archéologie a révélé une vague de constructions de type romain, bains, villas, entre 450 et 500.
C’est aussi à cette époque qu’apparaissent les saints. Comme saint Patrick, ils fondent des monastères peuplés par des milliers d’hommes, de femmes, de soldats… bref ce sont de vraies cités. Souvent les abbés ont le titre d’évêque à l’instar de saint Patrick qui semble avoir été leur modèle. Les disciples de Patrick formèrent saint Finen qui fonde l’abbaye de Clonard (comté de Meath, Irlande), plus de 3 000 personnes y vivaient, où étudièrent Saints Kiaran, Colomba et Brendan (qui fonde l’abbaye de Clonfert et une abbaye à Alet près de Saint-Malo vers 560). Saint Ildut (mort en 522) peut être considéré comme aussi important que saint Patrick. Il fonde l’abbaye de LLanildutt (ou en gallois Llanilltud Fawr à Llantwit Major, Glamorgan, sud Pays de Galles), où furent formés des jeunes aristocrates des environs, saint David (le saint patron du Pays de Galles), saint Samson (le fondateur de l’évêché de Dol), saint Pol Aurélien (le fondateur de l’évêché de Saint-Pol de Léon), saint Tugdual (le fondateur de l’évêché de Tréguier), saint Gildas (auteur de l’ouvrage De Excidio et Conquestu Britanniae, l’une des sources majeures de l’histoire de la Grande-Bretagne). Ces saints fondent un réseau d’abbayes, de prieurés, d’ermitages, proches des côtes, dans les îles, à tel point que l’on peut se demander s’ils n’ont pas voulu créer un empire thalassocratique.
C’était loin d’être stupide de leur part. Ils étaient bien sûr des religieux, mais aussi des politiques. Ils appartenaient très souvent à des familles princières du Pays de Galles et d’Irlande. Certains auraient renoncé à être rois préférant la vie religieuse. On trouve de nombreux saints au sein de mêmes familles. On peut même élaborer d’impressionnantes généalogies de saints. Ils évangélisent, c’est-à-dire qu’ils font des conquêtes… et pas seulement spirituelles. Ils diffusent une nouvelle religion, le christianisme, religion de l’élite romaine surtout à partir de la conversion de l’empereur Constantin en 313, religion devenue officielle par la décision de l’empereur Théodose, ce qui ne signifie pas que toute la population avait adopté le christianisme… Toute la mer d’Irlande est sous leur contrôle et bien sûr les territoires qui la bordent : Irlande, Ouest de l’Écosse, Pays de Galles, Sud-Ouest de l’Angleterre actuelle et aussi un peu plus loin, la Bretagne actuelle. Leurs points d’appuis, abbayes, ermitages, se situent sur les côtes, dans des îles. Aujourd’hui, on se dit lorsque l’on voit où ils habitaient : « ils devaient être fous pour vivre dans de tels endroits ». En fait, ces îles et ces côtes étaient très fréquentées car elles appartenaient à la très ancienne route maritime de l’étain. Si on prend le cas de Llanilltud Fawr au Sud du Pays de Galles, en fait l’abbaye dominait le canal de Bristol (Bristol Channel) et la route allant du Nord au Sud de l’Ouest de la Grande-Bretagne.
Et la Bretagne continentale ? L’Armorique ne pouvait être qu’intégrée à leurs zones d’activités et cela pour deux raisons. La première est que pour défendre le Sud du Tractus Armoricanus et Nervicanus, des populations britto-romaines avaient été installées sur les côtes armoricaines à la fin du IVe siècle. En quelle quantité ? On ne sait pas. La seconde cause provient de la géographie-même de notre Bretagne. Pendant des siècles, si vous vouliez passer du Nord au Sud de l’Europe, vous aviez le choix entre soit faire le tour de la Bretagne en faisant du cabotage, soit traverser la Bretagne en utilisant ses rivières intérieures. Ce n’est donc pas pour rien que saint Pol Aurélien s’installa à Saint-Pol de Léon, non loin d’un antique port près de Roscoff, ou que saint Brendan créa une abbaye près d’Alet, non loin de Saint-Malo.
Il faut remarquer aussi que Saint-Pol de Léon et Alet avaient été occupés par des Romains. Alet est proche de la romaine Corseul et le nom de Léon fait référence à une légion romaine. Ces saints sont des chrétiens romains, ce qui signifie qu’ils obéissaient à l’autorité du pape. Bien sûr, ils avaient une tonsure étrange ; bien sûr ils fêtaient Pâques un autre jour que les autres chrétiens ; bien sûr ils vivaient différemment, entourés de femmes ; bien sûr ils n’étaient guère enfermés dans leurs monastères et voyageaient beaucoup. Cependant depuis les deux séjours de saint Germain d’Auxerre (mort en 448) en Bretagne insulaire afin de lutter contre le moine hérétique britto-romain Pélage dont l’influence fut énorme – il mettait en avant le libre arbitre davantage que la grâce -, les chrétiens britto-romains reconnaissaient l’autorité du pape de Rome. Saint Patrick reçut le titre d’évêque de saint Germain. Certains saints se rendirent à Rome.
Les saints semblent donc avoir construit pendant un siècle (milieu Ve-milieu VIe siècle) un empire politico-religieux reposant sur un réseau de monastères plus ou moins grands, où l’on commença à fusionner différentes cultures, celle des Britto-Romains, venant d’une Rome fortement teintée d’influences grecques et orientales, venant aussi d’un passé plus ancien remontant au néolithique, et celles des Scots d’Irlande et des Pictes d’Écosse, peu touchées par la Romanisation. Cependant une catastrophe se produisit : vers 540, le climat changea et le froid et l’humidité s’installèrent, réduisant les ressources agricoles. Surtout, la peste justinienne arriva. Plus de la moitié de la population européenne disparut. Le désordre fut si important en Bretagne insulaire que les Anglo-Saxons, bien implantés dans la moitié Est de la Bretagne insulaire et dominant la mer du Nord, gagnèrent du terrain… et finirent par remporter sur des Britto-Romains la bataille de Dyrham (577), provoquant en masse l’exil des Britto-Romains vers l’Armorique. Ces Britto-Romains auraient été conduits par leurs chefs religieux, les saints.
C’est du moins ce l’on a cru pendant très longtemps. À partir des années 1990, l’archéologie et la génétique ont révélé que les populations britto-romaines ne sont pas parties en masse, que les Anglo-Saxons étaient beaucoup moins nombreux qu’on ne l’a cru. On ne sait même pas si cette bataille de Dyrham a vraiment eu lieu. Des historiens pensent maintenant que des chefs anglo-saxons, des guerriers, prirent le pouvoir et que les populations britto-romaines – il est vrai que le vernis romain, dès le départ de Rome, s’était bien vite écaillé – adoptèrent la culture de leurs nouveaux chefs. Même cette théorie est aussi sujette à polémique. On pense de plus en plus que le chef anglo-saxon Cerdic, à l’origine du royaume de Wessex (royaume du Sud-Ouest de l’Angleterre) d’où est issu directement le royaume d’Angleterre, était un Britto-Romain. Pour s’imposer, il se serait entouré d’Anglo-Saxons… et pourquoi pas de guerriers d’autres origines.
Peut-on aller plus loin ? Peut-on envisager que ce ne furent seulement que les chefs britto-romains, c’est-à-dire les saints, qui partirent se réfugier en Bretagne continentale à partir de la seconde moitié du VIe siècle ? Cependant il n’est guère envisageable qu’ils partirent seuls. Les monastères étant peuplés par plusieurs milliers de personnes. Les saints avaient de nombreux disciples. Et en plus ils étaient souvent des princes. Ils durent être accompagnés par des centaines de personnes, voire des milliers. Mais en fait on ne sait pas.
Ce que l’on sait, c’est que leur influence en Bretagne continentale, tout comme au Pays de Galles, fut énorme et durable. En Bretagne, ils ont marqué les paysages. Leurs noms sont partout, villes, villages, hameaux, églises, chapelles, fontaines. Ils ont créé l’ensemble de la structure administrative de la Bretagne et cela jusqu’à la Révolution ; évêchés, paroisses portent leurs noms. Une énorme partie des croyances et des pratiques religieuses se réfèrent à eux. Comment ont-ils réussi ce tour de force d’encadrer des territoires de plusieurs dizaines de milliers de km² à tel point que leurs souvenirs perdurent encore et cela depuis plus de mille ans ?
Ont-ils pu le faire car il n’y avait plus rien en Armorique ? À leur arrivée, la population y aurait disparu à cause des malheurs du temps, peste, famine, pirates, révoltes de bagaudes (soldats déserteurs, esclaves en fuite, paysans libres en rébellion contre des plus riches qui profitaient de la disparition de Rome pour former de véritables seigneuries). C’est peu probable. L’Armorique envoyait encore des troupes au général romain Aetius pour combattre Attila le Hun en 451. En fait, il est préférable de penser qu’à partir du Ve siècle, le terrain était particulièrement propice à leurs arrivées qui semblent s’être étalées sur des décennies, voire des siècles. Les populations se connaissaient très bien. Depuis des millénaires, les liens commerciaux étaient constants entre le Nord et le Sud de la Manche. Lorsqu’arrivèrent les malheurs de la seconde moitié du VIe siècle, depuis des décennies, les saints britto-romains parcouraient la Bretagne et y avaient installé abbayes et ermitages, bref un réseau d’encadrement. Les structures étaient déjà bien implantées. Si, Outre-Manche, ils virent leurs espaces d’influence se réduire, en Bretagne ils paraissent avoir eu un énorme succès à tel point qu’on se référait à eux pendant des siècles.
Et puis on va me dire bien sûr que des deux côtés de la Manche, on est en présence de Celtes. Et là nous avons un problème. Les analyses historiques, linguistiques, archéologiques, génétiques récentes mentionnent que les populations de la Bretagne insulaire et même d’Armorique ne sont pas les mêmes que les populations du centre de l’Europe (de la région d’Halstatt et de la Tène) que l’on nomme Celtes. En fait ce ne sont que les géographes-marchands grecs qui parlent de ces derniers en tant que Celtes. C’est aussi un Grec de Marseille, Pythéas, qui vers 310 avant J.C., alors qu’il osait prendre la route de l’étain sous le contrôle des Carthaginois, parla le premier d’un territoire qu’il nomma Pretannikai nesoi. Le mot Britanni est alors donné. Selon une ancienne théorie, ces populations celtes du Centre de l’Europe auraient migré – avec une certaine brutalité - faisant la conquête de toute l’Europe, mais elles furent arrêtées au Sud par les Grecs et les Romains. Elles auraient même traversé la Manche pour faire la conquête de la Bretagne insulaire. En fait, ce sont des Belges qui ont traversé et ils ne sont pas « Celtes ».
Par contre, une autre théorie commence à prendre le dessus, que l’on peut qualifier de moins brutale. Pendant des millénaires, les populations de la zone atlantique et ceux de la zone alpine ont eu des liens commerciaux et culturels étroits ; les mers, comme la Manche, et les fleuves n’auraient pas été des frontières, mais des lieux d’échanges drainant toute l’Europe. Une culture européenne se serait alors développée, diverse et riche… Mais attendons encore pour nous avancer davantage les résultats des chercheurs… surtout ceux d’Outre-Manche.