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- Chronique -
Chouannerie et convergence des luttes : Réflexions d'un Breton inquiet
Si, dans les médias, la logique était supérieure au politiquement correct, la défense des statuts spéciaux devrait être considérée comme un conflit communautaire, non pas comme un conflit social.
Par Jean-Pierre Le Mat pour JPLM le 24/01/20 20:40

En divaguant au plus profond de la mémoire bretonne, j’entends un curé de paroisse, secondé par un brave gentilhomme campagnard, haranguer les paysans lors de la Révolution française :

"Oui, c’est vrai, nous avons quelques privilèges. C'est parce que nous veillons sur vous, ce qui est une tâche pénible à cause de vos faiblesses et de vos péchés. Contrairement à ce que veulent vous faire croire les révolutionnaires, nous accomplissons des tâches vitales pour nos administrés. Ne nous enviez pas, plusieurs d’entre nous sont aussi pauvres que vous. Si vous ne défendez pas notre cause, vous serez exploités par les bourgeois des villes. Pour vous et pour nous, ce sont des étrangers. Ils ne s’intéressent qu’à argent. Ils chercheront à vous contrôler par tous les moyens. Au nom de la révolution française, ils se moquent de votre religion, de vos solidarités, de votre attachement au pays breton. Troupeau des fidèles, rangez-vous derrière vos bons pasteurs !"

Statut ou privilège ?

Aujourd’hui, dans l’écume des discours télévisés, j’entends un cadre de la SNCF, secondé par un sympathique fonctionnaire, haranguer les téléspectateurs :

"Oui, c’est vrai, nous avons quelques avantages. C'est parce que nous assurons un service public, un service au public. Contrairement à ce que vous disent les ultralibéraux, nos avantages et nos retraites se justifient par notre dévouement à l’intérêt général et par la pénibilité de notre travail. Les statistiques montrent que nous ne faisons pas partie des miséreux, mais je pourrais vous citer plusieurs fonctionnaires qui ne sont pas plus riches que vous. Si vous ne défendez pas notre cause, vous serez exploités par les capitalistes américains, Blackrock et compagnie. Pour vous et pour nous, ce sont des étrangers. Ils ne s’intéressent qu’à l’argent. Au nom de la révolution mondiale, ils se moquent du modèle social français auquel vous tenez, et dont nous sommes les garants. Usagers, contribuables, tous derrière le service public ! Convergence des luttes !"

J'ai sans doute modernisé les mots utilisés par le curé et le petit marquis. Mais le risque qu'ils pointaient s'est révélé très réel. Les bourgeois d’affaires, à l’étroit dans l’ancien régime, ont fait sauter tous les verrous sociaux. Finies les corporations et les anciennes solidarités, la religion à la poubelle ! Au XIXe siècle, les paysans et autres travailleurs sont devenus des prolétaires, travaillant pour un salaire de misère, dans leurs champs, dans leur pauvre maison ou dans des usines nauséabondes.

Le second discours, tellement similaire, est lui aussi très réaliste. La révolution mondiale, à la fois culturelle et technologique, remet en cause, au delà des avantages catégoriels, un modèle social et son socle de départ, l'État-providence.

L’analogie entre les deux situations me préoccupe. Le discours du curé et du petit marquis correspond à la chouannerie bretonne, certes conviviale, solidaire, sympathique. Mais l’histoire en a fait des vaincus. Pire : des damnés. Après la Révolution française, la Bretagne s’est effacée ; les Bretons sont devenus invisibles. Recroquevillés sur nous-mêmes, nous avons raté la Révolution industrielle.

Que se passera-t-il si, dans la révolution mondiale en cours, nous prenons le parti des défenseurs du modèle social et de l'État-nation, l'indispensable État-providence ? Il y a deux siècles et quelques, la bienpensance cléricale et légitimiste avait suscité la chouannerie dans nos campagnes bretonnes. La bienpensance actuelle idéalise la rente et s'oppose au nivellement. Fera-t-elle de nous des nouveaux chouans, dépassés par la révolution mondiale ? Comme nos ancêtres, nous n’avons rien à gagner ni d’un côté, ni de l’autre. Le XXIe siècle sera-t-il alors, faute de nous dégager de l’emprise culturelle dominante, un siècle perdu pour la Bretagne ? Questions auxquelles je n’ai pas de réponses.

Les médias nous parlent de "conflits sociaux". Bizarre… Dans les conflits "sociaux", la revendication est l’égalité ou la justice pour tous. Les conflits "communautaires" revendiquent au contraire la différenciation et le respect des différences. Si, dans les médias, la logique était supérieure au politiquement correct, la défense des statuts spéciaux devrait être considérée comme un conflit communautaire, non pas comme un conflit social.

Il y a très longtemps, le social était porté par la religion catholique, au nom de ses valeurs universelles : l’amour du prochain, la charité. Chez nous, Saint Yves est le modèle de la préoccupation chrétienne pour les pauvres. Puis sont apparues d’autres valeurs universelles : l’égalité, les droits de l’homme. Avec le socialisme, le social est devenu revendicatif.

Je constate que la conservation des statuts spéciaux et l’apologie des rentiers mobilise aujourd’hui la gauche. Au XIXe siècle, et jusqu'au milieu du XXe siècle, son mot d’ordre était très différent. Le personnage central n'était pas le retraité du service public, mais le travailleur productif (aujourd'hui, il est devenu une ombre. Il fait partie de "ceux du privé", selon la terminologie méprisante actuelle). Les penseurs socialistes enseignaient que c’est le travail humain qui produit la richesse. Ce n’est plus vrai, manifestement. Le socialisme, comme ce fut le cas du christianisme, commence par des révolutionnaires, se perpétue par des négociateurs et se termine par des fonctionnaires.

Le repli se fait sur la légende des origines. Les derniers héritiers ne sont plus que les représentants officiels de Dieu, du Roi, de la République sociale, du socialisme. Ils sont propriétaires de la marque "catholique", "gauche", ou "socialiste". Ils veillent jalousement aux étiquettes. Ils sont les gardiens d’un temple où des vieillards chantent inlassablement la légende des saints et des héros qu’ils auraient dû imiter.

L'effondrement n'est pas une fatalité. Les mythes sociaux du christianisme et du socialisme transmettent aussi, à l'insu des propriétaires de la marque, une inspiration. Les inspirés sauront-ils s’émanciper des vieux gardiens des vieux temples ? De ces résurgences, le christianisme en a l'expérience, pas le socialisme.

Au-delà de l'avenir des statuts spéciaux ou de l'État-providence, au-delà des religions ou des idéologies, au-delà des bons sentiments et des mauvaises opinions, imaginons la suite de l'aventure bretonne.

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