Quelques mois après l'obtention saluée de l'extension de nom de domaine ".bzh" par l'association "www.bzh" auprès de l'ICANN (autorité compétente dans le domaine), nous souhaitions apporter un éclairage sur la centralisation numérique grandissante des services informatiques hors du sol breton. Car il est aussi possible de consommer "local" quand il s'agit de l'Internet et de ses applications.
Le .bzh assurera à n'en pas douter une publicité accrue pour notre territoire, au regard des extensions plus largement répandues. Rappelons tout d'abord qu'une extension de nom de domaine permet d'obtenir un identifiant de domaine Internet (par exemple bretagne.bzh) pour coller à une "image" choisie. De multiples extensions regroupent actuellement les noms de domaines existants (.fr pour les sites français, .org initialement prévu pour les associations, etc.). En pratique, un nom de domaine n'est qu'une simplification d'adresse facilement mémorisable par l'usager, le domaine pointant ainsi vers une adresse numérique (dite IP) correspondant à une machine physique connectée au réseau des réseaux, l'Internet. Il ne s'agit donc que d'une solution d'agrément, décorrélée du reste du service rendu par les machines que l'on interroge (service de courrier électronique, hébergement de site web, de stockage de données, etc). Le nom de domaine n'offre aucune contrainte ni garantie supplémentaire vis à vis de tels services.
Une illustration de la décorrelation possible entre le nom de domaine et le service rendu est la localisation physique de ce dernier. Un service est fourni par un ordinateur bien réel, le plus souvent présent dans un centre de traitement de données (ou datacenter). Un ordinateur qui fourni un service est dénommé serveur. L'interaction avec ce serveur est rendue possible après que le protocole de routage en vigueur dans l'Internet ait indiqué à la machine de l'usager le chemin à emprunter vers ce serveur. Ce serveur peut par définition se trouver physiquement en tout point du globe, tant qu'il est relié à l'Internet.
Voyons où se situent par exemple les serveurs en charge de l'hébergement des sites web d'entités bretonnes (et le revendiquant) de premier plan; celles-là mêmes pouvant être intéressées par une extension en .bzh. Grâce à de simples outils (traceroute, nslookup), voici les lieux d'hébergement constatés:
www.bretagne.fr : Roissy (chez Integra)
www.udb-bzh.net : Roubais (chez OVH)
www.bretagne-prospective.org : Roubais (chez OVH)
www.pointbzh.com : Roubais ? (dernier routeur avant serveur: OVH)
www.ofis-bzh.org : Moulineaux (chez France Télécom)
www.produitenbretagne.com : Billancourt ou Cesson-Sévigné (nombreux centres chez SFR)
www.marque-bretagne.fr : Rennes ou région Parisienne (chez Netensia)
(N.B. ces localisations peuvent changer rapidement: une migration dans le monde informatique se résume grosso modo à une copie des pages web, à leur installation sur une autre machine, et à la mise à jour des noms de domaines).
Les hébergeurs sont des entreprises ou associations qui opèrent les centres de données où sont "hébergés" les serveurs. Dans le cas présent (sites web d'entités bretonnes), il est probable que le choix d'un hébergeur distant se soit fait à cause de l'écrasante suprématie de visibilité de ceux-ci dans les moteurs de recherche traditionnels -visibilité bien sûr largement facturée-, plus que sur des raisons de coûts ou de différence de service rendu.
Cependant, il est important de noter que la Bretagne ne manque pas de tels hébergeurs, hélas bien moins visibles (liste non exhaustive):
digicube.fr (infrastructure éco-responsable, datacenter à Cesson-Sévigné)
iliane.fr (datacenter à Orvault)
infini.fr (association Brestoise)
www.cyberdev.fr (locaux à Bruz)
netensia.fr (datacenters à Rennes et région Parisienne)
bretagnetelecom.com (datacenter à Châteaubourg)
arsoe-bretagne.com (datacenter à Rennes)
L'illustration précédente ne concerne simplement que l'hébergement de sites web; mais il en va de même par exemple pour les services d'email et de stockage de données.
A quand le label "hébergé en Bretagne" ?
Abordons maintenant un sujet qui touche à un point critique de l'infrastructure de l'Internet, et qui impacte clairement l'économie locale et la qualité de service rendue aux usagers. Les IXPs (pour points d'échanges Internet, aussi appelés IX ou GIX) sont des lieux physiques, le plus souvent des salles présentes dans des centres de données, et qui permettent aux différents gestionnaires de réseaux d'échanger du trafic (requêtes web, emails, sauvegardes inter-entreprises, etc). L'Internet étant par définition l'interconnexion d'une multitude de réseaux (estimée à 90.000 [1]), comme par exemple les réseaux d'opérateurs tels qu'Orange, SFR ou Numéricable. Ces réseaux se voient ainsi physiquement branchés les uns aux autres dans ces lieux à l'importance toute particulière.
Une illustration concrète de l'utilité d'un IXP bien placé: un usager Rennais cherche à visiter un site web hébergé à Brest. Le chemin de machine en machine (appelée la "route") jusqu'à cette destination doit être déterminé. La requête de visite de l'usager passe alors obligatoirement par les routeurs (machines de transit pour les requêtes) de son fournisseur d'accès (SFR, Orange, Free, etc), en direction de l'IXP qui lui permettra de pénétrer sur le réseau auquel appartient le site cible. Dans notre exemple, la requête de visite de l'Internaute Rennais transite par Paris (!) avant de pouvoir rejoindre le réseau du serveur web Brestois en repassant via Rennes, rebroussant donc chemin dans l'espace réel (le chemin effectué via les routeurs est alors Rennes->Paris->Rouen->Caen->Rennes->StBrieuc->Lannion->Brest pour un total de 30 sauts !).
Pourquoi un tel détour? Car comme très justement souligné dans cette note de Christian Rogel [2], la Bretagne en est dépourvue d'IXP. Si sans surprise Paris en concentre la plus grosse partie, Lyon, Toulouse, Saint-Étienne, et même des agglomérations de taille moyenne comme Valence ou Roanne en possèdent également. Un IXP à Rennes (NB: le seul IXP breton, FR-IX35 semble parfaitement embryonnaire) aurait alors permis à notre Rennais d'accéder au site Brestois via un routage plus "naturel".
Les conséquences pratiques de ce manque sont multiples:
1/ latence accrue pour l'usager: un routage composé de nombreux sauts physiques entraîne un temps plus important pour l'aboutissement de ses requêtes. Les aller-retours supplémentaires liés au manque d'un point d'échange local causent des problèmes de performance comme de sécurité.
2/ manque d'attractivité pour les entreprises: un IXP incite les opérateurs de réseaux et de services à venir s'implanter à proximité immédiate du lieu en question. Une proximité accrue permet une meilleure qualité de service (temps de communication réduits, moins de transit par réseaux tiers, etc). Cela créé un cercle vertueux en créant une place de marché, qui tire vers le bas les prix des services aux professionnels et particuliers, ce qui à son tour rend l'espace plus attractif pour d'autres entreprises.
Quelle est alors la raison de cette remarquable absence? Qu'attendent les bretons et les pouvoirs locaux pour réclamer et appuyer un telle création?
Si la philosophie première de l'Internet était la décentralisation par défaut des services informatiques, le "cloud" (ou nuage informatique) amène lui une tendance de fond vers leur concentration aux mains d'une poignée de géants (Google, Microsoft, Amazon, Apple). Le nuage est
l'abstraction qui désigne des ressources informatiques massives dédiées à certaines tâches particulières. Attirés par la simplicité et le faible coût des offres de service du nuage, particuliers et entreprises confient et sous-traitent une part toujours croissante de leurs données (sous forme d'externalisation de services).
Quid de la problématique de la localisation des données et services: l'affaire Snowden/PRISM enseigne aux plus tolérants jusqu'alors qu'il faut abandonner toute idée de vie privée lors de l'utilisation de services en ligne. En la matière, c'est la localisation du serveur utilisé qui défini les droits et devoirs associés. Héberger des données chez -ou utiliser des services de- Google c'est tomber sous le coup du Patriot Act Américain.
Quid également des conséquences d'une désertification générale des services en ligne hors géants précités. La question de l'avenir du territoire se pose. S'il faudra toujours des "fournisseurs de tuyaux" pour acheminer l'information d'un point du globe à un autre (entreprises vendeuses de béton et de câbles/fibres), les services immatériels à forte valeur ajoutée sont facilement délocalisables. A l'image du reste de l'économie, tout est une histoire de choix ou d'adhésion par le public cible.
Des services locaux pour une responsabilité accrue ?
Cette note pose la question de la nécessaire relocalisation de certains services informatiques sur le sol breton. Si l'on parle beaucoup de la notion "d'immatériel", il faut bien de l'électricité, des entrepôts et des compétences bien réelles pour faire tourner ces services.
Un exemple illustre les envies, et une certaine revendication autour de ces sujets: parmi les 2000 nouvelles extensions validées par l'ICANN, le .bzh arrive actuellement en 3ème position des réservations chez l'hébergeur Français Gandi et dans le top-12 chez OVH, devant par exemple .shop, .hotel, .news ou encore .sex. Les compétences nécessaires pour expliquer, monter et administrer ces services existent via le tissu breton d'entreprises, de cantines numériques et autres clubs de hackers. A quand un agenda concernant développement numérique breton, incluant par exemple sommairement de 1) lister et rendre visible l'existant via un label, sensibiliser entreprises et public, 2) identifier les manques stratégiques et 3) inciter, subventionner et mettre en place ces services critiques ?
1/ Anatomy of a Large European IXP, conférence SIGCOMM 2012.
2/ Pourquoi n'y-a-t-il pas de porte Internet en Bretagne?, Christian Rogel, billet Agence Bretagne Presse, mars 2013.
Article daté de Novembre 2013, publié initialement dans Le Peuple Breton de décembre 2013.