La date du 8 février 1977 est une date qui comptera longtemps dans l’histoire de la Bretagne et même de la France, bien qu'elle soit un peu oubliée par beaucoup de gens aujourd’hui.
Elle marque en effet, pour la première fois depuis près de deux siècles, un changement d’attitude de l’État à l’égard des langues et des cultures régionales, longtemps ignorées et même combattues impitoyablement.
Pour la première fois, le plus haut personnage de l’État, le président de la République, y a affirmé publiquement "le fait qu’il n’y a aucune contradiction entre la volonté de vivre la culture bretonne et la conscience d’être pleinement français".
C’était le mardi 8 février à Ploërmel devant 20.000 à 25.000 Bretons rassemblés sous un immense chapiteau bleu installé sur la place de la mairie. Le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, avait débuté la veille par Dinan un voyage présidentiel de deux jours en Bretagne. Après Dinan et un premier grand discours public qu’il avait terminé par ces mots : "la Bretagne est l’une des grandes chances de la France !", il avait gagné en hélicoptère Roscoff, puis Saint-Guénolé-Penmarc’h et ensuite Quimper où il était arrivé à 18 heures pour une grande réunion de travail précédant un dîner à la préfecture du Finistère.
Le lendemain matin, il avait gagné Vannes sous une pluie battante pour une autre grande réunion de travail avec des élus et des représentants du monde économique, au Palais des Arts, et pour un déjeuner.
Un déplacement prévu à Houat avait dû être annulé. Le président s’était rendu en revanche dans l’après-midi au CROSSA d’Étel, puis à Sainte-Anne d’Auray, au Mémorial de tous les Bretons morts durant la première guerre mondiale.
Ce voyage n’avait pas été de tout repos pour le président : la CGT avait appelé à des manifestations de masse contre la politique du gouvernement à Dinan, à Quimper (où 8.000 à 10.000 personnes avaient répondu à son appel), à Lorient, à Pontivy et à Hennebont (plus de 5.000 manifestants au total dans le Morbihan).
Après le dynamitage de la statue de Bertrand Duguesclin à Broons, deux nouveaux attentats du FLB-ARB venaient d’avoir lieu à Rennes, au Centre de la redevance de télévision, et à Redon, à la cité administrative. L’ambiance était donc partout fort tendue et le dispositif de sécurité, très important.
Le président de la République était arrivé à la mairie de Ploërmel à 18 h 50 et avait d’abord eu une réunion de travail à la mairie avant de rejoindre la foule qui l’attendait. À Ploërmel, l’auditoire lui était entièrement acquis, des centaines d’autocars avaient amené de toute la Bretagne des milliers de militants et de sympathisants des partis de la majorité gouvernementale et, pour faire patienter la foule, André Verschuren et Gérard Lenormand avaient “chauffé" la salle, avant que n’entrent en scène les bagadoù de Lann Bihoué et de la Lande d’Ouée.
Le président de la République était lui-même entré dans le grand chapiteau bleu à 19 h 30 sur la musique du Chant du Départavant de prononcer un discours très politique aux accents très gaulliens, puis de repartir pour Paris dès 21 heures.
Les très nombreux journalistes présents avaient été surtout sensibles aux passages du discours consacrés à la politique nationale et, le lendemain, la plupart des journaux ne disaient pas un mot de ce qui était sans aucun doute la partie la plus nouvelle et la plus audacieuse de ce discours présidentiel, celle qui concernait la politique de l’État à l’égard des langues et cultures régionales.
Un des premiers, Jean-Pierre Cressard, envoyé permanent du Figaro en Bretagne, faisait paraître le surlendemain un article intitulé :L’Institut culturel breton de Guingamp : instrument privilégié de la charte annoncée par Giscard d’Estaing.
Dans le passage, demeuré inaperçu, de son discours le président de la République avait en particulier annoncé : "Le gouvernement, en réponse à un vœu exprimé par le Conseil régional, est disposé à conclure avec les instances de la région une charte culturelle destinée à favoriser le maintien des cultures bretonnes sous toutes leur formes" et il ajoutait plus loin : "Les traditions et les cultures de la Bretagne ne sont pas seulement du folklore, elles sont des manières de vivre quelque chose de différent dans un monde qui se banalise et dont l’âme se vide".
On retiendra surtout ce passage, qui aujourd’hui peut paraître banal, mais qui était véritablement extraordinaire en 1977 dans la bouche d’un président de la République, sur "le fait qu’il n’y a aucune contradiction entre la volonté de vivre la culture bretonne et la conscience d’être pleinement français".
Alors leader de l’opposition et futur président de la République, quatre ans plus tard, François Mitterrand tenait aussi un discours assez proche, mais il tranchait tout à fait par rapport à la politique suivie par tous les précédents gouvernements de la France.
Il suffit de se rappeler, parmi bien d’autres, de la révoltante déclaration d’Anatole de Monzie, ministre de l’Instruction publique, en 1925 :"Pour l’unité linguistique de la France, la langue bretonne doit disparaître". (Cet état d’esprit est d’ailleurs loin d’avoir disparu comme en témoigne aujourd’hui le refus persistant d’une grande partie de la classe politique française de modifier l’article 2 de la Constitution pour y faire une petite place aux langues régionales, et de ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires).
Ce que les nombreux Bretons, réunis sous le grand chapiteau bleu de Ploërmel le mardi 8 février 1977, ignoraient c’est que le président de la République, quelques minutes avant de monter sur le podium pour prononcer son discours, venait de rencontrer dans une pièce de l’hôtel de ville de Ploërmel pendant un petit quart d’heure un groupe de sept personnes représentant le monde culturel breton. Il y avait là Per Denez, professeur d’université, écrivain de langue bretonne, président de Kuzul ar Brezhoneg (le conseil de la langue bretonne), membre du CELIB et membre du CESR, Yvonig Gicquel, président de la confédération culturelle Kendalc’h, hisrorien et, professionnellement, directeur général de la CCI du Morbihan, Jean Guého, directeur de Kendalc’h, Polig Monjarret (aujourd’hui disparu), président de BAS (Bodadeg ar Sonerion, l’assemblée des sonneurs), Jean-Pierre Pichard, également au nom de B.A.S. et principal responsable du Festival interceltique de Lorient, Paul Morin (aujourd’hui disparu lui aussi), président de la confédération des cercles celtiques War ’l leur, et un de ses vice-présidentsMikael Micheau-Vernez.
C’est le professeur Per Denez qui avait été chargé au nom du groupe d’exprimer au président de la République les vœux du mouvement culturel breton, mais, paralysé par l’émotion dans ce moment historique, il ne put poursuivre et c’est Yvonig Gicquel qui s’adressa au président Valéry Giscard d’Estaing. Celui-ci fut marqué par cette rencontre car il devait l’évoquer plus tard en des termes tout à fait émouvants dans son livre Deux Français sur trois.
L’histoire de la naissance de l’idée d’une charte culturelle de Bretagne mériterait elle-même un récit assez long. Ce projet, inspiré de la Charte culturelle d’Alsace, conclue l’année précédente, dans une optique très différente, avait vu le jour en 1975 à l’occasion de rencontres organisées à la Préfecture régionale de Rennes entre les représentants du mouvement culturel breton et Hubert Bassot (aujourd’hui disparu), alors conseiller à la présidence de la République en charge de l’organisation des voyages présidentiels.
Il allait naturellement s’écouler plusieurs mois entre le discours de Ploërmel et la signature effective de la Charte culturelle, mois marqués par de nombreuses réunions, de longues discussions et d’âpres négociations dues à la résistance sourde de l’Administration dont beaucoup de responsables considéraient alors (et sans doute encore aujourd’hui) que la déclaration du président de la République était d’une folle imprudence et, selon eux, contraire aux intérêts de l’État.
Il avait été entendu dès le départ que cette charte porterait sur l’ensemble des cinq départements bretons et non pas seulement sur les quatre départements de la région administrative, ce qui hérissait particulièrement de nombreux fonctionnaires.
Le texte, finalement adopté par les diverses assemblées - Conseil régional, Comité économique et social, conseils généraux des cinq départements - et par les divers ministères concernés, précisait dans son préambule : Cette charte “constitue de la part de l’État, de l’Établissement Public Régional de Bretagne, des Conseils généraux des Côtes-du-Nord, du Finistère, d’Ille-et-Vilaine, de la Loire-Atlantique et du Morbihan, un acte de reconnaissance de la personnalité culturelle de la Bretagne et l’engagement d’en garantir le libre épanouissement”.
Malgré son caractère très limité et le fait qu’elle ait été en quelque sorte “octroyée” (ce que l’opposition socialiste et communiste ne se priva pas de dénoncer vigoureusement à maintes reprises dans les mois qui suivirent), la Charte culturelle de Bretagne a été un événement très important pour la Bretagne. Elle a marqué de fait une certaine reconnaissance publique de la culture bretonne et la reconnaissance du droit des Bretons à la différence, elle a contribué à changer le regard de nombreux élus politiques bretons, maires et conseillers généraux notamment, à l’égard de la langue et de la culture bretonnes et elle a aidé beaucoup de Bretons à se libérer de leurs complexes à l’égard de leur propre identité. Longtemps marginalisée, la culture bretonne a pu, grâce à elle, retrouver sa place dans la vie publique en Bretagne.
Elle a eu un effet particulièrement sensible en Loire-Atlantique. Le 8 novembre 1977, le Conseil général de Loire-Alantique, en réaffirmant solennellement "nous sommes Bretons à part entière", a adopté à l’unanimité (il a été leur seul conseil général à le faire ainsi) le texte de la charte et il a décidé tout de suite d’y affecter une somme de 300 000 F dans son budget de 1978.
La Charte n’a pas eu en effet qu’une portée purement symbolique. Elle a permis, pour la première fois, d’apporter aux associations culturelles bretonnes des moyens financiers, encore loin de ceux dont bénéficiaient de nombreuses associations de jeunesse et d’éducation populaire en France depuis la Libération et dont elles avaient été jusqu’alors très largement exclues, mais non négligeables tout de même : 6 000 000 F de crédits d’équipement et 3 000 000 F de subventions de fonctionnement pour l’année 1978. Cet effort allait se poursuivre durant cinq années, jusqu’au 31 décembre 1982. Le relais devait être pris ensuite sous des formes différentes, mais le mouvement était désormais lancé. Les résultats positifs de cette nouvelle politique ont été incalculables et ont bénéficié directement à des dizaines de milliers d’acteurs culturels et indirectement à toute la société bretonne, avec des retombées importantes sur le plan économique (tourisme culturel, décollage de l’édition de livres et de disques, multiplication des festivals, des expositions, ouverture sur l’extérieur, etc.) et sans doute plus encore sur le plan social, la dynamique associative bretonne étant un facteur important de cohésion et de mixité.
On doit aussi à la Charte culturelle la création de plusieurs institutions importantes qui existent toujours : - l’Agence technique régionale, créée à Ploërmel et aujourd’hui installée à Josselin - le Conseil culturel de Bretagne, qui s’est réuni pour la première fois à Nantes le 5 juin 1978 - l’Institut culturel de Bretagne (dont l’implantation avait été envisagée à l’origine à Guingamp, à Mûr ou à Plœmeur, et qui a vu le jour à Rennes en 1983, avant de déménager pour Vannes en 2000.