Ma traduction est tirée du livre écrit en breton d'Anjela Duval, « Me, Anjela », Mouladuriou Hor Yez, 1985 , avec l'aimable autorisation de Kuzul Ar Brezhoneg
Avant guerre, les commerçants avaient pris l'habitude d'utiliser des automobiles. Mais durant l'occupation allemande, on dut revenir aux traditions. Comme il n'y avait plus de caoutchouc, d'essence, ni même d'autorisation pour conduire des autos, réquisitionnées par l'armée, il était nécessaire de remettre les chevaux sur les routes, bien qu'il fut difficile de trouver du fer pour les sabots.
Au contraire des marchands qui fréquentaient les foires et les marchés avec leurs voitures et camions, les paysans, quant à eux, n'avaient pas commencé de se déplacer sur des roues de caoutchouc. Les chevaux de labours servaient aussi sur les routes. Celui qui possédait une carriole couverte passait pour un croquant. Rares étaient ceux qui avaient un bande de caoutchouc sur leur roues de bois ; des gens importants !
En ce temps là, il y avait au bourg, un boulanger nouvellement à son compte. La paroisse était petite et un autre boulanger s'y trouvait déjà. Pour favoriser son commerce , il décida de prospecter les alentours avec son pain et un fond d'épicerie. Il acheta, je ne sais où, un cheval de course qu'il attela d'une sorte de tombereau sur roues basses, petit et léger, avec lequel il circulait avec son pain et toutes sortes de marchandises. C'était un fils de commerçant et il savait son métier. Il connaissait force gens, ici ou là, des travailleurs de toutes professions, et, à force de galoper, il parvenait à vendre des choses qu'aucun autre commerce ne proposait.
Polo était le nom de ce cheval arabe à la robe blanche, si je me souviens bien, il était juché sur des membres fins, son corps mince comme une planche, et parcourait les chemins à la vitesse d'un chameau, bien que lesté d'une lourde charge. Son ventre était vide la plupart du temps. Il devait cependant patienter. Si par chance, la tournée s'achevait avant la nuit, on le laissait brouter du côté de la hêtraie. Les eaux usées du bourg s'écoulaient de chaque coté du chemin et l'herbe drue qui poussait sur les bords avait un goût de savon, j'en ai bien peur. Mais Polo n'était pas fine bouche. Il enfonçait ses jarrets dans la vase pour attraper les plantes d'eau et semblait tout à son aise.
Il n'était ni méchant, ni délicat, Polo. Fatigué d'arpenter les chemins le ventre vide, sa fougue naturelle l'avait quitté. Les enfants de l'école lui cherchaient parfois querelle, mais cela ne l'effarouchait pas. Parfois il attirait les gâteries, ici Polo !, là, Polo ! Des cœurs tendres lui offraient des douceurs, pain, sucre, que sais-je ? Durant ses tournées, Polo trouvait aussi à se nourrir. Moi-même je lui donnais des poignées de trèfle, et tandis que le boulanger pesait et faisait ses comptes, Polo goûtait avec délice de tendres mets.
Toujours, j'ai aimé les chevaux. Ce n'est pas étonnant si les paysans les prisent tant. Ce sont eux qui les aident à gagner leur pain, eux encore qui allègent le travail. Je parle de tout cela comme d’aujourd’hui, mais, c'est aux temps révolus que j'adresse mes paroles. Car les chevaux ont passé, vaincus par les machines de fer et les tracteurs puants. Pourtant, les chevaux sont restés de nobles animaux. Nos successeurs, nos descendants, diront de ce siècle qu'il fut l'âge d'or du cheval, si toutefois ce monde n'est pas réduit en fumée durant l'ère atomique !
Mais voici que je me perds dans le chemin creux de mes pensées au lieu de poursuivre l'histoire de Polo. Pauvre Polo, il est parti loin, faire du sucre de betterave en Normandie, d'après ce que l'on dit ici.
Bah ! Nous nous étions promis de faire un voyage, ma mère et moi. Un pèlerinage à Tréguier en l'honneur de saint Yves. Nulle part, nous ne trouvâmes de voiture à moteur pour nous y emmener. Nous avions, c'est vrai, un cheval, mais c'était une bête de labour, lourde, et non un coursier, il faisait à peine une lieue par heure !
Le temps passait et j'avais quelques remords de n'avoir pas réalisé cette promesse. Nous avions une dette envers saint Yves ! Et nos pensées allaient au saint favori du Trégor.
Ma mère fut très malade, bien près de mourir, d’après le médecin, trois mois après le décès de mon père, au printemps 1941. Nous avions fait un vœu à saint Yves, elle fut guérie, restant très faible toutefois, et nous avions promis de remercier monsieur saint Yves, à la cathédrale.
Voici donc que je songeais à demander au boulanger, un dimanche, aux fêtes ou n'importe quand, de nous prêter Polo afin de nous rendre à Tréguier.
Il resta un moment à réfléchir et faire ses comptes : trente kilomètres aller, autant pour revenir, il se grattait la tête. Il ne semblait pouvoir refuser bien que notre demande ne lui plut guère. Pour finir, il accepta. On choisit donc le jour et l'heure. Fin juillet, mon seigle était déjà coupé et les autres céréales n'étaient pas matures encore. Les jours étaient longs et beaux.
De ma vie, jamais je n'ai vécu de plus belle journée. Les champs s'ornaient de leurs plus beaux atours, les arbres resplendissaient, les moissons blondissaient sous une brise veloutée. Que les choses étaient belles, vues de la voiture découverte, les gens travaillant dans les champs et les parcs, les troupeaux occupés à paître, les fermes et pennti, épandus ici ou là, les jardins pleins de fleurs lumineuses.
Collines, ou vallées, le pays de Tréguier moutonnait de la mer aux monts d'Arrée, qui barraient la vue de la Cornouaille. Nous chantions gaiement les noms des lieux traversés, que j'avais entendu naguère, quand avec mon père nous voyagions à pied, vers saint Yves : Lann Consortet, Bardero, Breizh izel, Confort … Là nous nous reposions, allouant un peu d'avoine à Polo, prenant un coup de café, dégustant des crêpes, des crêpes de chez nous, comme de juste ! À l'endroit précis où mon père s’arrêtait, il me semble que c'était aussi ce même hôte d'autrefois, que je reconnaissais à sa chevelure blanche, un homme sec comme un bout de bois.
Après la Roche-Derrien, quel beau pays ! On y voit encore les murs de défense qui enveloppent les restes de la ville forte. Des champs de blés dorés s'accrochent aux pentes près de la rivière ... et les cerisiers, si nombreux, si célèbres dans le pays ! Cela m'amuse de voir ces arbres dont, gamine, j'ai mangé les fruits, car c'est ici qu'au dire des enfants, « kadiou bonbon » venait chercher des brouettes de cerises. Quand j'y songe, faire cinq ou six lieues avec une brouette emplie de cerises et les distribuer par poignées pour un sou !
Arrivés à Tréguier vers midi, nous nous rendîmes à l’église pour nos dévotions. Ensuite nous trouvâmes une auberge où déjeuner et nourrir notre Polo. Nous avions emporté foin et betteraves ainsi que des provisions, et n'avions besoin que de boire, nous et le cheval.
Ensuite notre marchand qui avait emmené une charge de sabots, nous laissa en ville pour aller commercer au bord de la mer. Nous retournâmes à l’église pour prendre le temps de contempler chaque chose : les beaux vitraux en l’honneur de Saint Yves. Certains offerts par des Français, d'autres par des Belges ou des Américains. Voici le tombeau en marbre du saint, travaillé, sculpté, presque trop orné, puis la chapelle du duc Jean et son autel tout en granit.
Nous fîmes l'achat de quelques souvenirs dans un commerce au coin de la place. On y voyait la statue de Renan près de « sa bonne » (la déesse Athéna), comme disait mon père, que Dieu lui pardonne !
Nous allâmes ensuite au presbytère pour offrir une messe à mon père. Nous expliquâmes au prêtre le sens de notre pèlerinage et comment nous tenions pour un miracle la guérison de ma mère, par suite de son vœu.
Quand Polo et son maître revinrent, il fut temps de rentrer à la maison. Nous ne primes pas le même chemin et ce fut encore plus beau. Le temps était rafraîchi par une brise de mer et un soleil déclinant. Polo était fatigué. Il fut nécessaire de se reposer sous un vieux chêne au bord de la route et il eut un peu d'avoine, de l'eau ensuite. A Lochrist, le charretier prit un coup de cidre puis nous continuâmes notre route sur une voie large et plate, vers Lannion. Ce fut amusant d’apercevoir des avions de bois disposés dans un champ, stratagème conçu par les Allemands pour faire croire aux Alliés, qu'il y avait là un aérodrome, le vrai se trouvait à trois lieues d'ici, à Servel.
A Tonquedec, paroisse de mes parents, où nous avions une nombreuse famille, nous fîmes encore une pause. Le reste de foin à Polo, du café et les dernières crêpes pour nous. Il restait encore trois lieues à faire, jusqu'à la nuit tombée, en cette fin du mois de juillet. Une vieille femme était venue s'occuper du cheval. On lui demanda de nous faire une soupe et une casserole de petit pois. Je m'étais procuré deux paniers de petits pois le jour précédent, un pour les Sœurs, comme chaque année, et l'autre pour la maison. Elle dut mal nous comprendre, car ils furent donnés aux fillettes venues de la part des Sœurs ... Il n'y avait donc rien à manger sinon un mauvais café mis à chauffer sur des charbons ardents. La vieille s'en était retourné chez elle, non loin de ses bêtes, puis elle se mit à manger, un peu de pain et du café. Mais, rapidement une omelette se fit tandis que le brave Polo recevait du trèfle …
Je pourrais raconter mille autres choses sur ces temps troublés. Mais j'ai beau faire, je ne puis parler que d’événements sans danger ou amusants. Je laisse aux plumes averties et aux esprits clairs le travail délicat de témoigner de ces temps difficiles et cruels qui firent bien souvent, de beaucoup d'hommes, des lions plutôt que des veaux.
Dieu, vous qui régnez sur notre monde bien aimé, soyez attentif à ces guerres, responsables de tant de jalousies et de trahisons, de tant de sang répandu en vain, faites à nouveau resplendir la concorde et la paix après la victoire !
Traon an Dour, le 21 janvier 1967