Dans un roman assez bien enlevé, "Au nom de Dieu", paru en 1991, le médecin général Lapeyssonnie qui était né à Montpellier, mais qui s'était fixé à Plouray après avoir longtemps bourlingué en Afrique et en Asie, imaginait que l'Europe toute entière était devenue musulmane dans les années 2020. L'arrivée pacifique, mais massive, d'immigrants venus du sud et la fascination exercée par l'Islam sur des Européens ramollis et décadents, étaient parvenues en quelques années à faire basculer la vieille Europe, sans violence et quasiment sans résistance, dans le camp des disciples du prophète Mahomet. En Bretagne comme ailleurs, les églises avaient toutes été transformées en salles de prières et les clochers en minarets, d'où le cri des muezzins appelait chaque jour à la prière comme jadis les cloches des anciennes paroisses appelaient à l'Angelus. De débonnaires janissaires armés de cimeterres contrôlaient désormais la circulation sur les routes de Bretagne intérieure à la place des gendarmes d'autrefois et les alcootests étaient devenus inutiles puisque la consommation d'alcool était désormais prohibée.
Finalement, les choses ne s'étaient pas trop mal passées et les Bretons, comme les autres Européens, s'étaient accomodés du nouvel ordre politique et religieux.
Le seul problème sérieux pour les Bretons (et pour bien d'autres Européens) avait été l'interdiction totale, sous peine de mort, de la production et de la consommation de viande de porc. Une poignée d'irréductibles Bretons était cependant passée outre et, dans le plus grand secret, quelques résistants courageux avaient pu sauver quelques cochons qu'ils élevaient dans des coins perdus des Montagnes Noires et des Monts d'Arrée. Ils avaient conservé le secret des merveilleuses cochonailles que l'on produisait autrefois dans toutes les fermes de Bretagne et ils avaient osé se remettre, toujours dans la clandestinité, à fabriquer du boudin, des rillettes, du pâté et toutes sortes de délicieux produits interdits, d'abord pour leur consommation personnelle, puis pour des parents, des amis, des voisins et, de proche en proche, beaucoup d'autres mauvais musulmans... Un incroyable trafic s'était peu à peu organisé à travers tout le pays. Les janissaires avaient bien bien fait quelques prises, procédé à des arrestations, suivies d'interrogatoires musclés, et les tribunaux islamiques avaient prononcé des peines de plus en plus lourdes. Le trafic n'avait pourtant cessé de s'amplifier et il allait bientôt lézarder l'ordre islamique dans toute l'Europe et provoquer son écroulement final...
Ce roman en forme de fable légère ne se voulait nullement prémonitoire et le médecin général Léon Lapeyssonnie qui avait plutôt un esprit voltairien, mais qui ressentait surtout une grande affection pour les populations du Sahel et d'Afghanistan, dont il avait longtemps partagé la vie, voulait surtout conjurer par l'humour les peurs etr les angoisses de beaucoup de nos compatriotes devant la supposée montée de l'Islam et l'arrivée de nombreux immigrés turcs, algériens, marocains et autres dans une Bretagne devenue peu à peu une terre d'immigration...
Il y aurait aujourd'hui en Bretagne entre 200 000 et 250 000 musulmans, ce qui est relativement peu par rapport à bien d'autres régions de l'hexagone, où ils seraient désormais au total entre 6 et 8 millions. Dans l'ensemble, l'intégration de ces nouveaux Bretons se passe assez bien, mais, en Bretagne comme ailleurs, il se pose pour tous ceux qui veulent pratiquer leur foi, un problème de structures d'accueil. Il existe aujourd'hui en France moins de 1 800 mosquées ou salles de prière alors qu'il en faudrait beaucoup plus pour répondre aux besoins. C'est aussi le cas en Armorique.
Il y a actuellement des centres culturels islamiques à Ancenis, Brest, Châteaubriant, Guingamp, Lanester, Lorient, Nantes, Quimper, Rennes, Saint-Brieuc, Saint-Herblain, Saint-Nazaire, Vannes et sans doute encore ailleurs; d'autres sont en projet.
L'une des premières mosquées de Bretagne a été ouverte en 1980 à Nantes, dans le nouveau quartier de Malakoff, en bordure de la Loire, sous la municipalité Chenard (1977-1983). La mosquée Al Forqan, qui est largement ouverte à la visite, a été installée dans une ancienne chapelle catholique dédiée à saint Christophe, désaffectée après l'ouverture de la nouvelle église paroissiale Saint-Marc en 1970. Depuis, deux autres centres culturels islamiques ont été créés dans l'agglomération nantaise.
À Rennes, le premier centre culturel islamique a été créé en 1983 sous la municipalité Hervé en ZUP sud, en dépit de la vive opposition d'un certain nombre de personnes et de groupes; après un quart de siècle d'existence, on ne peut que constater une parfaite intégration de ce centre dans un quartier où vivent en harmonie de nouveaux Bretons originaires de nombreux pays du monde et partageant des cultures et des religions ou philosophies très diverses. Un deuxième centre islamique a été ouvert à Rennes à la fin de 2006, sans faire la mondre vague... Il y a bien eu encore ici ou là quelques actes de malveillance isolés, des inscriptions xénophobes, une attaque contre la salle de prière de Quimper, mais globalement l'existence de ces lieux de rencontre et de pratique religieuse, particulièrement intense au moment du ramadan, ne pose pas de réels problèmes .
L'histoire des relations de la Bretagne et des Bretons avec le monde musulman est une longue histoire qui n'a pas encore fait l'objet d'aucune grande étude d'ensemble. Cette histoire a été longtemps une histoire conflictuelle. Des Bretons ont participé à la reconquête de la péninsule ibérique : un frère de Nominoë aurait combattu contre les Musulmans à partir des derniers petits bastions chrétiens des montagnes du nord de l'Espagne, des Bretons ont participé à la reprise de Lisbonne et encore à la prise finale de Grenade en 1492. Les Bretons ont surtout été nombreux à participer aux croisades (en breton "Brezelioù ar Groaz", les guerres de la croix) en Orient, en Palestine, en Égypte et à Tunis; plusieurs ducs de Bretagne y ont participé en personne; ces vastes campagnes militaires de l'occident chrétien contre l'orient musulman ont été aussi l'occasion de rencontres et d'échanges, ainsi que l'a bien mis en valeur l'historien Jean-Christophe dans son récent livre "L'Orient des Bretons du Moyen Âge" (Ar Falz, 2007, 267 pages)...
Les activités maritimes bretonnes ont été gênées jusqu'au XVIIIe siècle par les attaques des pirates barbaresques dans l'Atlantique, parfois tout près de nos côtes, et de nombreux marins bretons faits prisonniers se sont retrouvés vendus comme esclaves sur les marchés d'Alger, de Tunis ou de Salé. Les États de Bretagne, prédécesseurs du Conseil régional, ont dû voter régulièrement des sommes importantes pour le rachat de la liberté de Bretons réduits à l'esclavage en terre d'Islam... Des marins bretons ont mené plusieurs fois des attaques militaires contre les "nids" des pirates barbaresques en Afrique du Nord.
Mais il y a eu aussi, il faut le souligner fortement, des Bretons qui se sont pris de passion pour la civilisation musulmane et qui ont été des "passeurs" entre les terres d'Islam et l'Occident. Le Vitréen Claude-Étienne Savary (1749-1788) fut l'un des plus remarquables d'entre eux. Il séjourna pendant trois ans en Égypte et maîtrisa bientôt parfaitement la langue du pays, puis il passa deux années dans les îles grecques, alors sous domination turque. De retour en Europe, il se consacra dès lors à la publication de ses travaux et, en 1781, il fit paraître une belle traduction du "Coran" (qui devait être rééditée en 1798, en 1821 et encore en 1829). En 1784, il réunit les plus belles pensées du Coran sous le titre "Morale de Mahomet ou Recueil des plus pures maximes de Mahomet", avant de faire paraître en 1785, puis 1798, ses fameuses "Lettres sur l'Égypte" (qui ne quittèrent pas Bonaparte pendant l'Expédition d'Égypte). En 1789, peu après sa mort, on fit paraître "Les amours d'Anas-Eloudji" et "Ouardi, conte traduit de l'arabe" et ce n'est qu'en 1813 que fut publiée sa "Grammaire de la langue arabe vulgaire et littérale" qui avait pour principal objectif de permettre aux voyageurs et commerçants de comprendre et parler l'arabe...
Pour terminer ce survol trop rapide, on doit rappeler que c'est en Bretagne que se rencontrent chaque année, depuis plus de 50 ans, croyants chrétiens et musulmans dans une prière commune, le dernier dimanche de juillet, au hameau des Sept Saints, à l'issue du pardon annuel. Cette rencontre entre chrétiens et musulmans est sans doute unique en Occident; on en doit la création, en 1954, au grand orientaliste Louis Massignon (1883-1962), professeur au Collège de France, spécialiste de la mystique de l'Islam et passionnément attaché à la Bretagne. Il avait été frappé par le fait qu'on vénérait en Bretagne depuis des siècles les sept jeunes martyrs chrétiens d'Éphèse (dont une belle gwerz en breton relate longuement l'histoire), les mêmes qui figurent dans la sourate 18 du "Coran", qui est lue dans tout le monde musulman lors de la prière du vendredi.
Ce symbole très fort peut aider à vaincre la peur de l'autre et favoriser le dialogue entre tous. Il ne s'agit pas de faire table rase de notre histoire et de notre identité comme dans le roman de Léon Lapeyssonie, mais, en restant nous-mêmes, de nous connaître et de nous reconnaître. Cette ouverture aux autres cultures est précisément une des composantes fondamentales de l'identité bretonne.